Huitième tableau

  1. Chez Gavril. Décors du premier tableau.

Scène Première

GAVRIL – PRASKOVIA – MACHA – ANTON – OLGA – IVAN – LÉNA – BORIS – DIMITRI – KATIA

Gavril, Praskovia et leurs invités se restaurent, boivent ou jouent aux cartes. Macha se tient à l’écart.

DIMITRI

Ces cartes m’ennuient.

IVAN

Moi aussi.

BORIS

Moi aussi.

DIMITRI

J’ai perdu toute envie

De les battre ainsi.

D’ailleurs votre compagnie

Manque de fantaisie.

Vous avez tous un air chagrin.

Tristes mines d’airain.

Si vous changiez de visage…

IVAN

Je me languis d’autres rivages,
Voguer en joyeux équipage…

DIMITRI

Mais comme elle est seule en son coin.

Sa compagnie nous serait confortable.

Macha, viens donc à notre table !

MACHA

Non merci, je ne joue point.

IVAN

Puis-je au moins t’offrir un verre :

Vodka, porto, rhum ou madère ?

MACHA

Non merci, je ne bois point.

BORIS

Peut-on donner quelque musique
À cet enfant mélancolique :

Quelque valse romantique ?

MACHA

Merci, je ne danse point.

DIMITRI

Holà ! Quel triste caractère !

Mais c’est une misère !

Ce qu’il lui manque, c’est l’amour,

À ce joli cœur de velours.
Macha, je te prends pour épouse
Et, que m’importent les jalouses,
Je te ferais de gros câlins.

MACHA

Et sur ta figure ma main ?
Désolée, je n’épouse point.

PRASKOVIA

Laissez-la donc tranquille enfin !
Vous voyez bien que la pauvrette

N’est pas dans son assiette.

DIMITRI

Que de sévérité !

Pourquoi nous avoir invités
Si c’est pour nous tirer la tête ?
Point de plaisir à cette fête !
Je m’en vais s’il en est ainsi.

IVAN

Moi aussi

BORIS

Moi aussi.

(Sortent Dimitri, Ivan et Boris.)

v

MACHA

Eh bien ! Qu’ils s’en aillent !

GAVRIL

Je suis désolé, Marouchka chérie. Je pensais faire venir nos anciens amis pour te faire passer ta mélancolie, car depuis ce jour de tempête où tu es tombée malade, la tristesse ne t’a pas quittée.

MACHA

(à part)

Heureusement que jamais personne ne nous a trahis ! Que dirais-tu si tu savais ce qui s’est passé, cette nuit de tempête à Jadrino ?

Gavril)

Эти грубые люди не развлекали меня.

GAVRIL

Je voulais te faire rencontrer un ami dont j’ai fait récemment la connaissance, un militaire. Je suis sûr que tu t’entendrais bien avec lui. Aurait-il oublié le rendez-vous ? Non, j’entends des chevaux. C’est lui !

MACHA

S’il vient me demander ma main, je l’enverrai promener aussi bien que les autres.

(Entre Ivan Ivanovitch.)

 

Scène II

GAVRIL – PRASKOVIA – MACHA – OLGA – LÉNA – ANTON – KATIA – IVAN IVANOVITCH

GAVRIL

Ivan, nous parlions justement de vous ; soyez le bienvenu dans notre humble maison.

IVAN IVANOVITCH

Tout le plaisir est pour moi. Je regrette de venir si tard, mais mon cocher s’est un peu perdu.

GAVRIL

L’important, c’est que vous soyez ici. Quelques-uns de nos invités sont déjà partis. Tant pis pour eux, ils auront l’honneur de vous connaître une autre fois. Je vous présente ma fille Macha. Elle n’est pas très gaie en ce moment, mais je compte sur vous pour la divertir.

IVAN IVANOVITCH

Enchanté.

GAVRIL

Macha, je te présente Ivan Ivanovitch, un vétéran de Borodino.

MACHA

Enchantée pareillement.

OLGA

Oh ! Parlez-nous de Borodino.

v

IVAN IVANOVITCH

Borodino ? Je n’en ai rien à dire

Si ce n’est que notre empire
Y subit quelque revers.

L’armée de ce Corse pervers

Nous a fait battre en retraite.

Nous n’y étions pas à la fête.
J’ai vu le tsar humilié,
J’ai vu nos généraux liés,
J’ai vu Moscou rongé de flammes
Mais le Corse y perdit son âme.

Déjà brûlent pour lui tous les feux de l’enfer ;

L’empereur n’était plus si fier.
La Russie en tira vengeance.
Dispersés dans la plaine immense,
– La faim, la peur et la souffrance –

Napoléon, ses canons, ses grognards,

Maréchaux et soldats, pitoyables fuyards,

Brûlés par les vents, la froidure,

Avec la neige pour seule couverture

Jusqu’à la vieille Europe traînent, désespérés.

Adieu conquêtes !

Adieu pouvoir, rêves dorés !
Et dans la plaine du Brabant

Bonaparte subit son ultime défaite.
Fin dépourvue de gloire pour ce héros vaillant.

OLGA

Merci pour la leçon d’histoire,
Qui restera dans nos mémoires.
Vous n’étiez pas à Waterloo,
Parlez-nous de Borodino.

IVAN IVANOVITCH

Sur le champ de bataille,

– Et rien que d’y penser s’échauffent mes entrailles –

Les fantassins chargeaient
Les obus, les boulets,
La mitraille volaient.

Heures d’angoisse ! Feux et tonnerre !
Toutes les fureurs de la guerre.

Baïonnette au poing surgit un grognard,

Ivre de sang, le soudard

Va me percer le ventre.

Mais que diantre !

Un vaillant lieutenant de la vie dégoûté
Se jette sur le fer. Ô quelle absurdité !

Occis à ma place,
Tombant sur sa face ;

À genoux devant lui, je m’écrie : « Vladimir ! »

MACHA

Vladimir ! Ce prénom… douloureux souvenir !

Si c’était lui, amour intime…

IVAN IVANOVITCH

Il gisait, innocente victime

Sacrifiée. Quelle douleur !

Oubliant le combat dans les pleurs,
Ô vive émotion ! Triste rêve !

J’entends un bruit de bottes, le buste je relève
Et voici, devant moi, bicorne cocardé,
L’empereur des Français, le front plein de fierté

Comme un guerrier de Sparte :

« Enterre donc ton mort, » dit Bonaparte.

MACHA

Hélas ! amour perdu, amertume et chagrin !

Et ce récit qui me rappelle
Une aventure si cruelle !

Remords qui m’étouffent ! Regret qui m’étreint !

Mon cœur est à jamais fermé
Car je n’ai plus le droit d’aimer.

 

Dans cette nuit funeste, ô quel malheureux soir !

Croyant saisir, – ô joie suprême ! –
L’homme à qui j’avais dit « je t’aime ».

Le faux époux m’étreignant dans le noir,

Le forban me ravit tout espoir
Et je n’ai plus le droit d’aimer.

 

Et voici qu’un brasier consume tout mon cœur !

Je me sens tomber amoureuse.
Ce soldat me rendrait heureuse ?

Pauvre Macha, d’où te vient cette peur ?

Laisse ton âme s’enflammer
Mais tu n’as plus le droit d’aimer.

 

la suite

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