Chapitre XX - La terre d’Émile Zola
Le commissaire, pardon, le commissaire retraité Mansinque avait mis de l’argent de côté pour ses vieux jours. C’est ainsi qu’il s’est acquis d’occasion une autocaravane, un camping-car si vous ne craignez pas les anglicismes.
À l’heure fixée, il parqua son véhicule à la porte de la Chapelle, pour ne pas attirer l’attention des habitants du quartier. De très bonne heure, les fugitifs quittèrent leurs foyers chargés du moindre bagage possible. Fabien et Fabienne firent un détour chez les Diallo pour les aider à porter les leurs. Yakouba, libérée de son plâtre, pouvait marcher en s’appuyant sur deux béquilles.
À cinq heures, tout était prêt pour le départ, Mansinque au volant, les pieuvres en révolte occupaient les deux places avant, Lynda et ses protégés s’installèrent confortablement dans la partie séjour.
La camionnette s’engagea sur le périphérique, libre à cette heure de tout encombrement, puis sur l’Océane. Sortis à
Thivars, ils franchirent à Mignères, sans le savoir, la ligne de partage des eaux. La route est droite, le paysage est plat, seuls les clochers se dressent lointains comme des crayons fichés dans les champs.
« Le Quatorze Juillet, en Beauce, expliquait Mansinque, heureux de retrouver son cher pays, on peut se régaler en même temps de tous les feux d’artifice de la région. »
Arrivé au Bois-de-Feugères, montrant sur sa droite le vieux moulin de bois dont les ailes tournent encore, il ne manqua pas de narrer la mésaventure de Pelard, le meunier, qui a eu la malencontreuse idée de réparer sa meule pendant la bataille.
On contourna, et c’est bien dommage, Châteaudun, pourtant classé parmi les plus beaux détours de France. La route nationale 10 se faisait plus étroite, bordée de vieux ormes, elle laissait admirer sur la droite, perchée sur sa colline, l’harmonieux château de Montigny le Ganelon, dont l’image a inspiré à l’auteur l’illustration de couverture.
Après avoir laissé Cloyes à main droite et pénétré par une petite route sinueuse dans la vallée de l’Aigre, à Romilly, où l’on peut apercevoir sur la rivière les restes délabrés de la roue à aube d’un moulin, le convoi abandonna derrière lui l’église aux deux tourelles et disparut dans les étendues de maïs et de guérets. Une vaste ferme, isolée à plusieurs kilomètres du village, attendait les voyageurs qui s’introduisirent dans la grande cour entourée de bâtiments et de murs ocre. Nous voici arrivés.
« Soyez les bienvenus dans la Terre d’Émile Zola, dit le maître des lieux.
– La terre d’Émile Zola ? s’étonna Mohamed. Mais je croyais que c’était vous le propriétaire.
– C’est exact. »
Le lecteur pourra constater qu’à partir de ce moment, Mohamed et Mamadou ont chacun perdu leur tic verbal. La vie nouvelle, en effet, passe aussi par le langage.
« La Terre ? réagit Fabien qui avait quelques lettres. Mais bien sûr ! La Terre ! Rognes, c’est ici, Romilly-sur-Aigre !
– C’est exact.
– Je ne comprends plus rien, moi, dit Mamadou. Ici on est à Rognes ou à Romilly-Machintruc ? »
Émile Zola avait un jour décidé de s’offrir un petit ouiquende à la campagne, et c’est ainsi qu’il s’arrêta à Cloyes-sur-le-Loir et à Romilly-sur-Aigre. L’histoire locale n’aurait certainement pas retenu ce court séjour si l’écrivain n’y avait pas trouvé l’inspiration pour La Terre, renommant, pour les besoins du livre, Romilly en Rognes.
Et l’ancien commissaire, fièrement, commentait :
« Zola exagère un peu quand il écrit : “Pas un arbre, pas un coteau.” Vous verrez, la vallée de l’Aigre et celle du Loir offrent des promenades agréables, vallonnées et arborées. »
– Nous allons nous plaire ici, dit Yakouba. Ce n’est pas à Paris que nous trouverons ce calme propre à la méditation. Et puis cet air pur, cette verdure qui nous entoure ! Et pas de plomb dans la nourriture !
– C’est vrai, répondit Mansinque, réaliste, mais à partir de maintenant, nous sommes hors la loi. Yakouba et Moussa auraient dû être expulsés vers le Mali. Mohamed et Mamadou devraient être en prison. Quant à vous, Lynda, si l’on vous découvre ici en aussi bonne compagnie, je crains de sérieuses complications diplomatiques entre la France et la Syldurie.
– Raisons de plus, dit Fabienne, pour nous placer sous la protection de Dieu. Lynda, auriez-vous l’obligeance de prier en notre nom ? »
Tout le monde se tut. Lynda baissa la tête et éleva sa douce voix :
« Père Éternel, nous voulons te louer parce que tu as créé le monde et nous as donné la vie. Nous te louons également parce que tu nous as donné ton Fils Jésus, qui s’est sacrifié pour nous afin de nous sauver du péché et de sa condamnation. Nous te demandons de garder notre séjour dans cette maison et de veiller sur nous, sachant que nous osons braver la loi des hommes en vertu de ta propre loi qui nous ordonne d’aimer et de secourir l’étranger au milieu de ton peuple. Nous voulons te présenter Mohamed et Mamadou qui ont fait le choix d’accepter Christ pour sauveur. Nous te demandons de les assister dans la décision qu’ils prendront au regard de leurs fautes passées et de la justice humaine. À toi seul, Père, soit la gloire, dans le nom de ton Fils Jésus-Christ. Amen. »
Quelques jours s’écoulèrent. Nos amis s’étaient installés dans leur nouvelle demeure et profitaient de la douceur automnale.
Une berline immatriculée en Seine-Saint-Denis s’introduisit dans la cour. Un homme et une femme en sortirent et frappèrent à la porte. C’était Elvire, accompagnée de Julien. Lynda les invita à entrer.
« Je ne m’attendais vraiment pas à votre visite, dit-elle.
– Nous avons tenu à te faire la surprise, répondit Elvire.
– Pour l’effet de surprise, c’est réussi !
– Lynda, poursuivit Julien, nous tenions à être les premiers à t’annoncer la bonne nouvelle. Elvire et moi, nous allons nous marier.
– Je vous souhaite beaucoup de bonheur.
– Elle n’a pas l’air vraiment ravie de nous revoir, fit remarquer le jeune homme à sa compagne.
– Julien, je suis très heureuse pour toi. Mais j’aurais simplement souhaité que votre venue ait été annoncée.
– Je comprends. Pardonne-nous si nous arrivons à un mauvais moment. Nous avions une bonne intention. »
Lynda accepta les excuses du jeune couple et les invita à prendre place et à déguster une tasse de café, accompagnée de quelques biscuits.
On parla de Paris, de l’hôtel Georges V, puis de la déchéance de Lynda, ainsi que de son relèvement. Elvire reprit la parole :
« Ne sois pas fâchée contre Julien, ma petite Lynda. C’est moi qui ai eu l’idée de venir te retrouver ici. C’était peut-être une mauvaise idée, mais je tenais vraiment à te revoir. J’ai du remords, tu sais. Je voudrais tant me faire pardonner. Je voudrais que tu redeviennes mon amie, comme autrefois.
– C’est vrai, nous avons vécu des moments mémorables, et il faut le reconnaître, des cuites fameuses. Maintenant, nous n’aurons plus l’occasion de nous enivrer ensemble, mais nous aurons encore celle de nous amuser, si toutefois tu acceptes la compagnie d’une chrétienne engagée.
– Ma chérie, tes convictions et tes engagements importent peu. Ce qui compte, c’est que tu m’aies pardonné mon attitude. J’étais ton amie dans les jours d’abondance, et je t’ai abandonnée dans les jours de disette. »
Lynda réfléchissait aux dernières paroles de son amie :
« Et maintenant que la fortune tourne en ma faveur, je suis de nouveau ta chérie. Méfie-toi petite Lynda ! »
Puis elle répondit :
« Je n’ai laissé mon adresse à personne. Comment m’as-tu trouvée ici ?
– Ma pauvre Lynda ! Tu crois me connaître, mais tu ne connais de moi que l’Elvire fêtarde et superficielle. À présent que nous sommes de nouveau amies, tu vas connaître la véritable Elvire, la profonde. Cette Elvire-là n’a pas fini de t’étonner.
– Eh bien ! Tant mieux ! Mais cela ne répond pas à ma question. Comment es-tu parvenue jusqu’à moi ?
– Disons que mon instinct m’a conduite.
– Mais encore ?
– Il y a un Sherlock Holmes, doublé d’un James Bond qui sommeillait en moi, et que j’ai réveillé. Mais comme te voilà inquiète, ma petite chérie, que je t’aie retrouvée si facilement !
– Écoute, Elvire. Je suis venue ici avec mes amis dans le plus grand secret. En effet, ça m’agace de savoir que tu as découvert mon repaire dans ta boule de cristal. Promets-moi au moins de ne rien dire de ma présence en ce lieu. D’ailleurs, je ne sais pas ce qui me retient de vous ligoter tous les deux et de vous enfermer dans la cave tout le temps qu’il faudra.
– Crois-tu qu’une bonne amie telle que moi ne soit pas capable de garder un secret ? Je serais muette comme une girafe. Nous allons rester cette nuit chez toi, et puis nous repartirons demain matin. Personne ne saura que nous t’avons revue.
– Me voilà rassurée. »
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