Acte premier
Le commissariat du XVIIIe arrondissement. Le bureau du commissaire. Côté cour une grande porte d’entrée. Côté jardin, trois portes blindées.
Scène première
MANSINQUE
Occupé à fabriquer des bateaux de papier sur son bureau. Le téléphone sonne.
Allo !… Commissariat du Dix-huitième Arrondissement… Commissaire Mansinque… C’est exact… C’est exact… C’est exact… C’est exact… C’est exact… C’est exact… (sur un ton agacé) C’est exact.
(Il raccroche.)
Des incapables ! Tous des incapables ! Je fais équipe avec un vrai troupeau de bons à rien ! J’en ai ras le képi et plein la vareuse ! Quelle idée aussi ! Qu’est-ce qui m’a pris de m’engager dans la police ? Qu’est-ce qui m’a pris de passer le concours d’inspecteur, puis celui de commissaire, et de les réussir ? Comme s’il n’y avait pas d’autres métiers ! J’aurais pu faire facteur. Et me voilà condamné à croupir ici, secondé par un paquet d’abrutis dans ce commissariat pourri d’un arrondissement pourri de cette ville pourrie. Quand je pense que j’avais demandé la Haute-Loire ! Ah ! Vivement ce soir que je me couche ! Et vivement demain matin que je me relève ! Vivement les vacances ! Et surtout vivement la retraite ! Ah ! La retraite ! La bonne petite retraite ! Ça c’est pour bientôt, plus que six mois ! À moins que le gouvernement que je sers avec tant de zèle ne nous recolle encore une année de cotisations. Ah ! Mais non ! Pas question ! À soixante ans, je rends ma plaque ! Place aux jeunes ! Je vais retrouver ma Beauce natale. Elle ne m’a jamais paru aussi belle que maintenant. Comme les mâts d’un voilier au bout de l’océan, la cathédrale baignée dans les champs de blé. Les couchers de soleil qui enflamment les nuages. Les moulins de bois et de pierre, moulins à vent d’hier. Les éoliennes, moulins à vent d’aujourd’hui.
En attendant, je peux encore perdre quelques cheveux dans ce commissariat délabré de cet arrondissement délabré, et supporter cette équipe de gougnafiers, de brasse-bouillons, de pouillassoux, de bétraviaux et de pautrassiaux ! En particulier ces deux énergumènes ! Belle paire de jobards ! L’un qui ne parle que de Brel, de Brassens, de Ferrat, et j’en passe ! Et l’autre excitée ! Celle-là, elle remue de l’air, elle brasse du vent avec ses avant-bras. C’est à croire que le Président lui a donné des leçons particulières ! Et pour ce qui est des résultats : deux cent soixante-treize au-dessous de zéro ! L’inefficacité absolue !
(Le téléphone sonne.)
Maudit téléphone ! Si je pouvais le balancer par la fenêtre et si un autobus pouvait lui rouler dessus !
(Il décroche. Sur un ton agacé :)
Allo ! (Sur un ton doucereux :) Allo ! Bonjour, Monsieur le Préfet de Police… Commissaire Mansinque… C’est exact… C’est exact… C’est exact… C’est exact…
Scène II
MANSINQUE – MOUSSA – FABIEN
MOUSSA (en coulisse)
Mais j’ai rien fait, moi !
FABIEN (en coulisse)
Toi tu la fermes ou je t’en colle une.
MANSINQUE
Qu’est-ce que c’est que ce cirque, encore ?
(Il défroisse précipitamment ses bateaux de papier. Entre Fabien, tenant Moussa par le bras.)
Alors, Dufour ! On entre ici comme dans un moulin ?
MOUSSA
J’ai rien fait, Monsieur le policier.
MANSINQUE
Toi, on ne t’a rien demandé.
MOUSSA
Mais j’ai rien fait.
MANSINQUE
Alors, qu’est-ce qu’il a fait, ce petit garnement ?
MOUSSA
Moi j’ai rien fait.
FABIEN
Chef, vous nous avez envoyés en mission à l’école Jacques Prévert. Vous vous en souvenez ?
MANSINQUE
C’est exact.
FABIEN
Et vous nous avez demandé d’appréhender un individu en situation irrégulière.
MANSINQUE
C’est exact.
FABIEN
Eh bien ! Le voilà. C’est ce petit morveux.
MOUSSA
J’ai rien fait.
MANSINQUE
C’est ce qu’on va voir. Montre-moi tes papiers.
MOUSSA
Des papiers ? J’en ai pas, moi ! Il ne m’a même pas laissé prendre mon cartable. Mais j’ai rien fait. On était en pleine dictée. Quatre policiers sont entrés. Ils ont dit : « Qui est Moussa Diallo ? » J’ai répondu : « C’est moi. » Ils m’ont emmené dehors. La maîtresse a voulu me défendre, et du coup, ils l’ont emmenée aussi. Mais j’ai rien fait. J’aurais préféré rester à l’école, et pourtant, je n’aime pas les dictées.
MANSINQUE
Tu n’as rien fait ? Tu vis dans la clandestinité. Tu te nourris sur le dos des Français comme un parasite. Tu n’as pas de carte de séjour, pas de carte de travail, pas de carte d’identité. Rien. Depuis combien de temps vis-tu en France ?
MOUSSA
Mais depuis toujours, Monsieur. Je suis né à Paris.
MANSINQUE
Tu es né à Paris ? Et tu as quel âge ?
MOUSSA
Huit ans et demi, Monsieur.
MANSINQUE
Et voilà presque neuf ans que tu vis en France sans papiers, sans statut de citoyen. Heureusement, il y a des choses qui vont changer dans ce pays. Nous ne sommes plus sous Mitterrand.
MOUSSA
Mais moi je n’ai rien fait. Mitterrand non plus, il n’a rien fait. Est-ce que je vais aller en prison ?
MANSINQUE
Mais non ! Rassure-toi, mon petit, tu n’iras pas en prison. On va te ramener chez toi.
MOUSSA
C’est vrai ? Je vais rentrer chez moi ? Vous connaissez mon adresse : 12, rue de la Goutte d’Or, Paris XVIIIe.
MANSINQUE
Alors là tu te fais des illusions ! On ne te ramène pas chez toi rue de la Goutte d’Or. On te ramène chez toi au Mali.
MOUSSA
Mais je ne veux pas y aller, au Mali. Je ne connais personne là-bas. C’est à Paris que j’ai tous mes copains, et mes copines, et mon école.
MANSINQUE
Eh bien ! Tu te feras de nouveaux copains maliens, dans une nouvelle école malienne.
MOUSSA
Et ma mère ?
MANSINQUE
Ta mère ? Elle s’en va avec toi, direction Bamako, et bon vent !
FABIEN
Justement, chef, au sujet de sa mère, nous avons un petit problème.
MANSINQUE
Un problème ? (Le téléphone sonne.) Ah ! Ce téléphone ! Allo !… C’est lui-même… C’est exact… C’est exact… C’est exact. (Il raccroche.) Le diable l’emporte ! Nous disions donc : un problème avec sa mère ?
FABIEN
Quand les collègues sont entrés dans l’immeuble, rue de la Goutte d’Or, elle s’est défenestrée.
MANSINQUE
Morte ?
FABIEN
Non. Une jambe cassée. Elle va rester un bon moment dans le plâtre. Elle a eu de la chance.
MANSINQUE
C’est exact. Et son père ?
FABIEN
Décédé. Le sida fait des ravages dans ces pays-là.
MANSINQUE
C’est exact.
FABIEN
Qu’est-ce qu’on fait du petit ? On va devoir le garder ici.
MANSINQUE
C’est exact.
FABIEN
Pauvre gamin ! Je pourrais bien le loger chez moi en attendant.
MANSINQUE
C’est interdit par le règlement. Mets-le au violon pour cette nuit. Cela nous donnera le temps de réfléchir.
MOUSSA
J’ai rien fait.
Scène III
MANSINQUE – MOUSSA – FABIEN – FABIENNE – VALÉRIE
VALÉRIE (en coulisse)
C’est une honte ! Vos méthodes sont dignes de la Gestapo.
FABIENNE (en coulisse)
Boucle-la, sauterelle, ou je t’enfonce un coup de boule.
VALÉRIE (en coulisse)
J’ai déjà mon compte, merci.
FABIEN
Ça, c’est Fabienne !
MOUSSA
C’est ma maîtresse d’école !
(Entrent Valérie et Fabienne, Valérie porte des traces de coups. Moussa se jette dans ses bras.)
Madame Ozdenir. J’ai eu si peur !
VALÉRIE
Moi aussi, Moussa, je me suis beaucoup inquiétée pour toi. Mais ne crains rien. Tout va bien se passer, tu verras.
MOUSSA
Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous vous êtes battue ?
VALÉRIE
Oui, je me suis un peu battue.
MOUSSA
Ça vous fait mal ?
VALÉRIE
Un petit peu. Mais ce n’est rien. Ça va passer.
MOUSSA
Vous nous dites toujours que ce n’est pas beau de se battre.
VALÉRIE
Je me suis battue pour toi, mon petit Moussa, et j’en suis fière.
MANSINQUE
Est-ce que c’est bientôt fini ce mélodrame ? D’abord, qui est cette fille ?
FABIENNE
Une écervelée qui s’oppose aux forces de l’ordre.
VALÉRIE
Une amie des droits de l’homme.
FABIENNE
Une ennemie des valeurs républicaines.
VALÉRIE
Une ennemie du racisme et de la bêtise.
FABIENNE
Une tête de pioche.
VALÉRIE
Et vous une tête à claques.
FABIENNE
Tu en veux ? Je vais t’en donner moi, des claques. Tu fais bien d’en parler.
VALÉRIE
Vous ne me faites pas peur.
FABIENNE
Tu as tort de ne pas avoir peur.
MANSINQUE
Arrêtez toutes les deux. Mademoiselle Dumoulin, expliquez-moi d’où sort cette furie et qu’est-ce qu’elle a fait ?
MOUSSA
Elle a rien fait !
MANSINQUE
Toi ta gueule ! On ne t’a rien demandé.
MOUSSA
Oh ! Tu dis des gros mots, Monsieur le Commissaire.
VALÉRIE
Bel exemple pour la jeunesse !
MANSINQUE
La ferme !
VALÉRIE
Quelle richesse dans le vocabulaire ! Il pourrait se présenter au Goncourt.
MANSINQUE
Parfaitement, j’ai passé des concours pour être commissaire. Mais je ne vois pas le rapport.
VALÉRIE
C’est la réponse à laquelle je m’attendais.
FABIENNE
Je vais t’apprendre à te payer la fiole de la Police. (Elle la gifle.)
MOUSSA
Laissez-la tranquille. Vous n’avez pas le droit.
FABIENNE
Si tu ne te tais pas, je vais te fabriquer un menton à la Charles-Quint.
VALÉRIE
Si vous touchez un seul des cheveux crépus de cet enfant…
FABIENNE
Qu’est-ce que tu feras ? Méfie-toi, tu as un cerveau, moi j’ai des muscles.
VALÉRIE
Je l’ai appris à mes dépens.
MANSINQUE
Arrêtez de vous chamailler. J’ai posé une question. J’attends toujours une réponse.
FABIENNE
Cette chipie a entravé l’action de la Police.
VALÉRIE
Cette harpie m’a rouée de coups.
FABIENNE
Elle a insulté des représentants de l’autorité.
VALÉRIE
C’est faux !
FABIENNE
Elle a aussi injurié la personne du président de la République.
MANSINQUE
C’est exact ?
MOUSSA
C’est même pas vrai !
FABIENNE
Toi la ferme !
VALÉRIE
C’est faux ! Je n’ai pas même prononcé le nom du Président. J’ai seulement montré mon mécontentement face à la nouvelle politique d’exclusion.
(Le téléphone sonne.)
MANSINQUE
Crétin de téléphone ! (Il décroche.) Allo !… C’est exact !
(Il raccroche, puis pose le combiné sur le bureau.)
Ainsi, au moins, il ne nous dérangera plus. Maintenant je vous écoute. Des détails sur cet incident.
FABIENNE
Nous sommes intervenus, selon les ordres, avec Dufour, Dumont et Duval à l’école Jacques Prévert. Nous avons interpellé le jeune Moussa Diallo. C’est alors que cette folle nous a agressés. J’ai laissé mes collègues prendre le sans-papiers, et nous avons discuté toutes les deux entre amies.
VALÉRIE
On peut dire qu’elle a des arguments percutants !
FABIENNE
Il ne fallait pas s’attaquer à nous.
VALÉRIE
Quatre policiers armés comme des légionnaires qui se ruent sur un enfant. Le pauvre petit était terrorisé. Quatre policiers et deux voitures pour un élève de CM1. J’avais de bonnes raisons d’être en colère. Avouez-le ! Elle a laissé partir ses collègues. Elle m’a empoignée par le bras et m’a conduite dans une ruelle derrière l’école, et là, elle m’a façonné la figure comme vous pouvez le voir.
FABIENNE
Un peu de chirurgie esthétique, ça n’a pas pu lui faire de mal. Vu la tête qu’elle a.
MANSINQUE
C’est exact ! Euh ! Je n’ai pas vu la tête qu’elle avait avant. Mademoiselle Dumoulin, vous exagérez peut-être un petit peu.
(À Valérie.)
Quant à toi, apprends qu’on ne s’oppose pas aux forces de police dans leur mission. Donne-moi ton nom et ton prénom. Et que ça saute !
VALÉRIE
Vous êtes autorisé à me vouvoyer. Nous n’avons pas gardé les oies ensemble.
MANSINQUE
C’est exact. Veuillez, s’il vous plaît, avoir l’extrême obligeance de décliner votre identité. Et que ça saute !
VALÉRIE
Ozdenir. Valérie Renoncé, épouse Ozdenir.
FABIENNE
C’est un nom ça ?
MANSINQUE
Ce n’est pas français.
FABIEN
C’est breton.
MANSINQUE
C’est exact.
VALÉRIE
Ce n’est ni français, ni breton, ni exact. C’est turc.
FABIEN
Vous n’avez pourtant pas une tête de Turc.
VALÉRIE
Ah ! Vous trouvez ?
FABIEN
Je veux dire que votre type est caucasien.
FABIENNE
Elle a peut-être un type caucasien et un mec turc.
VALÉRIE
Je suis beauceronne. Renoncé c’est un nom du pays.
MANSINQUE
C’est exact.
VALÉRIE
Vous n’en savez rien.
MANSINQUE
Je suis de Cloyes, d’un village à côté.
VALÉRIE
Mon mari est né à Izmir. Smyrne pour les anciens.
MANSINQUE
Voyons… Ozdenir… ça me rappelle vaguement quelque chose… Ozdenir… Il me semble bien que j’ai un dossier.
(Il fouille dans ses tiroirs.)
Voyons voir ça… Ozdenir… Ozdenir… Ozdenir de tels propos…
FABIEN
Elle est bonne celle-là, chef.
FABIENNE
C’est promis, je la fais calligraphier, encadrer, et je vous l’offre pour votre départ en retraite.
MANSINQUE
Ozdenir… Ozdenir… Ah ! Voilà ! Ozdenir.
(Il consulte le dossier.)
Youssouf Ozdenir. C’est lui votre bonhomme ?
VALÉRIE
C’est mon mari.
MANSINQUE
Décidément, vous êtes une belle paire de casse-rotules.
VALÉRIE
Pourquoi ?
MANSINQUE
Regardez-moi ce dossier ! Installé illégitimement en France depuis 1998. Pas de carte de séjour, pas de carte de travail. Qu’est-ce qu’il fait, à part parasiter la France ?
VALÉRIE
Il mérite son salaire. Il travaille dans le bâtiment.
MANSINQUE
Travail au noir ?
VALÉRIE
Il paye les cotisations sociales, comme tout le monde. Il paye ses impôts. Nous avons une vie respectable et nous revendiquons le respect.
MANSINQUE
J’attends son mandat d’expulsion. Il va bientôt retourner à Smirnir.
VALÉRIE
Izmir. Eh bien je le suivrai en Turquie !
MOUSSA
Ne nous abandonnez pas, Madame Ozdenir. On a tellement besoin de vous ! Vous êtes si gentille ! On vous aime tous, même si nous ne sommes pas toujours bien élevés.
VALÉRIE
Tu seras toujours dans mon cœur, Moussa.
FABIEN
Et ce gars s’est imaginé qu’en épousant une Française, il épousait aussi une carte d’identité.
FABIENNE
Mais ça ne se passe pas si facilement ; surtout maintenant. Nous avons un ministre de l’immigration et de l’identité nationale.
MANSINQUE
C’est exact.
VALÉRIE
Ce que vous dites est ignoble. Nous nous aimons. Est-il interdit de s’aimer sous la Cinquième République ?
FABIEN
Elle a raison. Quoi de plus beau que l’amour ? « Moi je t’offrirai des larmes de pluie venues de pays où il ne pleut pas. »
VALÉRIE
Jacques Brel.
MANSINQUE
C’est exact.
FABIENNE
Moi j’ai bien envie de lui en remettre une.
Scène IV
MANSINQUE – MOUSSA – FABIEN – FABIENNE – VALÉRIE – DUMONT – PI SENG LI
PI SENG LI (en coulisse)
Vous vous méprenez, honorable représentant de la loi. Pi Seng Li commerçant respectable.
DUMONT (en coulisse)
Avance, chinetoque, et ferme là !
FABIEN
Encore un nouveau client.
MANSINQUE
C’est exact.
(Entrent Pi Seng Li et Dumont.)
Qui est-ce encore, celui-là ?
PI SENG LI
Pi Seng Li, honorable commissaire. Le Palais de l’Empire du Dragon de la Muraille de Chine et du Yang Tsé Kiang. Spécialités asiatiques. Très bon, pas cher.
MANSINQUE
Et qu’est-ce qu’on sert dans ton restaurant ? De la queue de lézard farcie aux œufs de dinosaures ?
PI SENG LI
Pas queue de lézard, honorable commissaire. Très bonne cuisine chinoise. Et pas cher. Pâtés impériaux, rouleaux de printemps, salade de crabe, chop suey, poulet aux champignons noirs, riz nature, riz cantonais, porc aux ananas, crevettes au curry, canard laqué, potage chinois aux nids d’hirondelles.
MANSINQUE
Nids d’hirondelles ? Vous servez de la soupe aux nids d’hirondelles ?
PI SENG LI
Honorables Français manger crottin de chèvre, humbles Chinois manger nids d’hirondelles.
MANSINQUE
Mais c’est horrible !
FABIEN
Ce sont des nouilles tressées en forme de nids. Je vais manger chez Pi Seng de temps en temps. Vous devriez y aller aussi, c’est excellent. Et ce n’est pas cher.
MANSINQUE
Manger des œufs pourris depuis cent ans !
DUMONT
Et des queues de lézard !
MANSINQUE
C’est exact.
FABIEN
Est-il permis d’être aussi bête ?
MANSINQUE
Bon ! Revenons à nos lézards… à nos moutons. Pourquoi m’avez-vous amené ce type ?
DUMONT
On a fait une perquisition dans son restaurant.
MANSINQUE
Et vous avez trouvé des cochonneries, du poisson pourri, des œufs pas frais, de la viande avariée, des souris dans le frigo ?
DUMONT
Ah non, chef ! Du point de vue de l’hygiène tout est impeccable, il n’y a rien à dire. Nickel ! Même les œufs étaient de la veille.
MANSINQUE
Mais bien sûr ! Des travailleurs clandestins ! Il y en a partout chez eux. Déjà Chirac en avait une peur bleue, des Jaunes. Il n’aimait pas les Africains parce qu’il trouvait qu’ils sentaient mauvais. Les Chinois, c’est autre chose. Chirac, il n’arrivait pas à vendre ses ticheurtes à cause d’eux. Ça l’agaçait vachement. On en a fait des razzias dans les restaurants chinois ! Quelle époque ! On venait avec des cars de police entiers devant le restaurant. On trouvait toujours une pauvre fille qui n’avait pas ses papiers. On l’embarquait. C’était le bon temps !
DUMONT
Même les Jaunes, ça travaille au noir ?
MANSINQUE
C’est exact. Et qu’est-ce que vous avez trouvé, chez le Chinois ?
DUMONT
Rien chef. Absolument rien. Tout est en ordre. Le personnel est en règle, la comptabilité est en règle. Tout est en règle.
MANSINQUE
Alors pourquoi m’avez-vous amené cet imbécile, puisqu’il n’a rien fait ?
MOUSSA
Moi non plus je n’ai rien fait.
MANSINQUE
Toi ta gu… Tais-toi !
DUMONT
Je ne pouvais pas rentrer les mains vides, chef. De quoi j’aurais eu l’air devant les copains ?
MANSINQUE
C’est exact.
DUMONT
Bon alors qu’est-ce qu’on en fait ?
MANSINQUE
Vous le laissez partir.
MOUSSA
Moi aussi je peux partir ? J’ai rien fait.
MANSINQUE
Toi tu restes ici et tu la fermes.
PI SENG LI
Merci honorable commissaire. Voici ma carte. Très bon restaurant. Cuisine chinoise la meilleure du monde, après cuisine française, bien entendu. Pour vous, prix d’ami.
MANSINQUE
On t’a à l’œil. Fais bien attention à ce que tu mets dans ta soupe aux nids. On finira bien par t’avoir.
(Sort Pi Seng Li)
Scène V
MANSINQUE – MOUSSA – FABIEN – FABIENNE – VALÉRIE – DUMONT – DUVAL – YOUSSOUF
DUVAL (en coulisse)
Plus vite que ça, l’arabe, ou je te casse la figure.
YOUSSOUF (en coulisse)
Je ne suis pas arabe, je suis turc.
MANSINQUE
Et ça continue !
VALÉRIE
C’est Youssouf !
(Entre Duval avec Youssouf. Youssouf est en bleu de travail, avec un casque de chantier, et déchaussé. Il aperçoit Valérie et l’embrasse.)
YOUSSOUF
Valérie !
VALÉRIE
Youssouf !
YOUSSOUF
Mais, dans quel état tu es ! On t’a battue ?
VALÉRIE
C’est cette teigne, là, qui m’a frappée.
FABIENNE
La teigne peut encore coller des châtaignes.
VALÉRIE
Après ce que vous m’avez déjà mis, je ne suis plus à compter les beignes.
YOUSSOUF
Maudite pieuvre ! Si je ne me retenais pas !
FABIENNE
Eh bien ! Ne te retiens pas, lâche-toi au contraire, que je t’éclate le crâne comme une vieille potiche de terre cuite.
FABIEN
Fabienne, calme-toi ! Tu en as déjà assez fait pour la journée. Garde tes forces.
MANSINQUE
Qui es-tu, toi, d’abord ?
YOUSSOUF
Youssouf Ozdenir. Ouvrier maçon, et mari de Valérie Ozdenir, que vos pieuvres ont molestée sans raisons.
FABIENNE
Sans raisons ! C’est la meilleure ! tu veux les savoir mes raisons ?
FABIEN
Calme-toi, Fabienne !
MANSINQUE
Ah ! C’est donc toi le fameux Ozdenir ? Ozdenir de tels propos.
FABIENNE
Vous l’avez déjà sortie tout à l’heure, celle-là, chef.
FABIEN
Maintenant elle est moins drôle.
MANSINQUE
C’est exact. À nous deux, Ozdenir. Où sont tes chaussures, pour commencer ?
YOUSSOUF
Je les ai laissées à l’entrée.
MANSINQUE
Mœurs de sauvages !
DUMONT
Il n’a pas peur qu’on lui vole ses godillots.
DUVAL
Dans un commissariat, ce serait un comble !
MANSINQUE
Bon ! Tu t’appelles Ozdenir. Qu’est-ce que tu fais dans la vie, à part nous casser les rotules ?
YOUSSOUF
Je vous l’ai déjà dit : je suis maçon.
MANSINQUE
Où ?
YOUSSOUF
Chez Mourat Yildiz.
MANSINQUE
Chez Yildiz… Yildiz… Yildiz mais Yinefontpas. (Riant) Elle est bonne aussi, celle-là. Vous ne trouvez pas ?
FABIEN
Non.
FABIENNE
Je préférais l’autre.
MANSINQUE
C’est exact. Bon ! Monsieur Yzdinir…
YOUSSOUF
Ozdenir.
MANSINQUE
C’est exact. Monsieur Ozdenir, votre séjour à Paris touche à sa fin. Direction le pays natal. Nous avons de quoi vous faire expulser. Vous voyez ce dossier ?
YOUSSOUF
Les renseignements fonctionnent bien, chez les pieuvres.
MANSINQUE
Pourquoi toujours « les pieuvres » ? Tu ne peux pas dire comme tout le monde : « Les poulets, les flics, les keufs, les poulagas » ?
FABIEN
« Les poulagas de Seine-et-Oise
M’ont cueilli comme une framboise.
Le juge m’a dit en se marrant :
Vous en prenez pour vingt ans. »
DUMONT
Ça y est ! Le voilà reparti avec Brassens !
FABIEN
Ah non ! Perret.
MANSINQUE
C’est exact. Mais j’ai posé une question : « Pourquoi les pieuvres ? »
YOUSSOUF
Comme beaucoup d’ouvriers turcs, j’ai travaillé quelques années en Allemagne.
MANSINQUE
Et pourquoi tu n’y es pas resté, en Allemagne ?
DUMONT
Oui, pourquoi ?
DUVAL
Pourquoi ?
YOUSSOUF
Mais parce que la France, c’est tout un symbole, c’est un rêve ! La France, c’est toute une espérance. La France, c’est le premier état républicain. C’est la France qui a fondé la démocratie. La France, c’est la liberté. La révolution, la libération de Paris, tout ça c’est la France. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est la France. « La France humiliée, mais la France libérée… » disait le Général. « La France aux yeux de tourterelle », disait le poète.
FABIENNE
Il a dit ça le poète ?
VALÉRIE
Aragon.
MANSINQUE
C’est exact. Mais la France n’est pas une fleur que toutes les abeilles d’Algérie où d’ailleurs peuvent butiner. Et tu n’as pas répondu à ma question : « Pourquoi les pieuvres ? »
DUMONT
Oui, pourquoi ?
DUVAL
Pourquoi ?
YOUSSOUF
Parce qu’en Allemagne, on ne dit pas « les poulets », on dit « les taureaux » ou « les pieuvres » : « Die Polupen sind da. Die Polupen sind überall. » Les pieuvres sont là. Les pieuvres sont partout.
MANSINQUE
Les pieuvres. Vingt-deux les pieuvres. Oui, après tout, pourquoi pas ?
FABIENNE
Moi j’aimerais bien être une pieuvre. Une vraie pieuvre. Avec une matraque dans chaque tentacule, je t’en étale huit d’un coup.
YOUSSOUF
Moi si j’avais huit bras, le patron me donnerait quatre fois plus de boulot.
FABIEN
Savez-vous que la pieuvre est un animal très intelligent ? Donnez-lui une crevette dans un bocal, elle est capable de dévisser le couvercle pour récupérer son casse-croûte.
MANSINQUE
C’est exact.
FABIENNE
Tandis qu’un poulet, c’est stupide. Vous avez déjà vu un poulet prendre un pot de confiture entre ses pattes et l’ouvrir avec ses ailes ?
MANSINQUE
Vivent les pieuvres !
FABIENNE
Et d’ailleurs, pourquoi « les poulets » ? Pourquoi pas les hippocampes ou les ornithorynques ?
DUMONT
Oui, pourquoi ?
DUVAL
Pourquoi ?
FABIEN
À l’origine, on disait « les hirondelles ».
FABIENNE
Comme les oiseaux qui font leur nid dans la soupe de Pi Seng Li.
FABIEN
On disait « les hirondelles » à cause des bicyclettes de Saint-Étienne dont ils étaient équipés. Au fil des ans, les hirondelles ont grossi et sont devenues des poulets. La prochaine génération dira peut-être : « Vingt-deux les dindons ! »
DUMONT
Quelle science, Dufour !
MOUSSA
Mais moi, je veux m’en aller. J’ai rien fait.
MANSINQUE
Pas question de t’en aller, toi. Revenons à nos pieuvres. Mettez-moi tout ça en garde à vue, en attendant les ordres. Dumont et Duval, retournez au travail. Dufour et Dumoulin, restez ici. J’ai encore besoin de vous.
(Dumont et Duval sortent en emmenant Moussa, Youssouf et Valérie derrière les portes blindées.)
MOUSSA
Mais moi je ne veux pas y aller ! J’ai rien fait !
Scène VI
MANSINQUE – FABIEN – FABIENNE – YSSOUVREZ
(Entre Paul Yssouvrez. Petite taille, le front dégarni sur les côtés, coiffé en arrière. Il parle avec force gesticulations.)
YSSOUVREZ
Alors, Mansinque ! Qu’est-ce que vous fabriquez ? Vous dictez votre autobiographie ou quoi ? Voilà une heure que j’essaie de vous joindre. Votre téléphone sonne toujours occupé.
MANSINQUE
Ah ! Bon ? Tiens ! C’est curieux.
FABIEN
Peut-être que vous avez mal raccroché, chef.
YSSOUVREZ
Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous laissez le combiné décroché pour ne pas avoir à répondre. Vous vous croyez où, mon vieux ? À Paris-plage ? Le ministre m’avait prévenu : vous êtes un sacré fumiste. Mais je vais vous mater, moi, vous et votre équipe de guignols. Vous allez mériter votre salaire, c’est moi qui vous le dis, ou bien vous prendrez la porte. Des incapables et des nonchalants, je n’en veux pas dans mon service. De l’action, que diable ! De l’action ! Vous servez la République et la République a besoin de serviteurs dynamiques, pas d’une trâlée d’avachis.
J’ai été nommé ici pour mettre tout le monde au pas. Il y a des choses qui vont changer, beaucoup plus que vous pouvez l’imaginer, non seulement dans le commissariat, mais dans l’arrondissement. La vraie justice arrive enfin. Je serai comme de Funès dans le « Grand restaurant » : servile envers les puissants, impitoyable envers les faibles.
MANSINQUE
C’est exact.
YSSOUVREZ
Et arrêtez de répondre « c’est exact » chaque fois qu’on vous dit quelque chose. Ça exaspère tous vos collègues.
MANSINQUE
C’est exact.
YSSOUVREZ
Vous n’allez pas rester longtemps les bras croisés. Nous avons une mission : éradiquer la délinquance, et la délinquance a une couleur. Tous les bronzés sont suspects. Ce sont eux qu’il faut surveiller de près. Et nous avons des objectifs fixés par le ministère. Vingt-cinq mille expulsions avant la fin de l’année.
FABIEN
Nous sommes déjà en septembre.
YSSOUVREZ
Raison de plus pour vous mettre au boulot, bande de méduses.
FABIENNE
Non, de pieuvres.
YSSOUVREZ
Qu’est-ce que vous me chantez là ? Bon ! Ce n’est pas le moment de vous affaler. Je me suis promené dans le quartier, j’ai parlé aux gens, je leur ai promis de débarrasser l’arrondissement de toute cette racaille. Vapeur et haute pression !
MANSINQUE
Chez Saoudi, en face, ils vendent des nettoyeurs.
YSSOUVREZ
Je vous apprendrai à vous en servir. Il faut nettoyer la Goutte d’Or, nettoyer le Dix-huitième, nettoyer Paris, nettoyer la France. Ah ! La France ! Je veux une France propre ! Propre et caucasienne !
MANSINQUE
Justement, ce matin, nous n’avons pas été oisifs : quatre arrestations. Quatre dangereux agitateurs, et sans papiers par surcroît.
YSSOUVREZ
Très bien, Mansinque, très bien ! Vous voyez qu’avec un peu de bonne volonté… Et qui sont-ils ?
MANSINQUE
Diallo Moussa, Pi Seng Li, Ozdenir Youssouf, Ozdenir Valérie.
YSSOUVREZ
Valérie ? Vous êtes sûr ?
MANSINQUE
C’est exact.
FABIEN
On peut l’appeler Zoulika, si ça vous fait plaisir.
YSSOUVREZ
Mais ce n’est pas possible, voyons ! La communauté turque n’est pas du tout intégrée : ils parlent entre eux, ils se marient entre eux, ils vivent entre eux.
Où sont-ils ?
MANSINQUE
En garde à vue.
YSSOUVREZ
Malheureusement, nous n’avons toujours pas reçu l’ordre d’expulsion pour ces individus. Cette maudite bureaucratie nous entrave toujours. Il va falloir les relâcher. Mais tenez-les à l’œil. Moi, je m’en vais, j’ai rendez-vous avec le ministre de l’Intérieur.
(Il sort.)
Scène VII
MANSINQUE – FABIEN – FABIENNE
FABIEN
Qu’est-ce que c’est que cet excité ?
MANSINQUE
Vous aurez tout le loisir de le connaître. C’est notre nouveau patron.
FABIEN
Ça nous promet de belles crises de nerfs.
MANSINQUE
C’est exact.
FABIEN
Rappelez-moi son nom, chef.
MANSINQUE
Yssouvrez. Commissaire divisionnaire Paul Yssouvrez.
FABIENNE
Il me rappelle vaguement quelqu’un.
FABIEN
À moi aussi.
FABIENNE
Mais qui ?
Créez votre propre site internet avec Webador