Prologue
Le goulag. Une cellule ; six lits superposés. Une table, des chaises. Côté cour, une grille, la porte de la cellule, et un couloir dans lequel Gorenko circule.
Traube, mourant, est alité.
TRAUBE - SMIRNOV - VOLODSKY - VASSILIEV - GORENKO
TRAUBE
Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié.
SMIRNOV
Le voilà qui recommence !
TRAUBE
Que ton règne vienne.
VOLODSKY
Ta gueule, bigot !
TRAUBE
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
VASSILIEV
Mais il ne va pas la fermer !
TRAUBE
Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien.
SMIRNOV.
Attends ! Je vais te le faire taire à coups de gamelle dans la figure.
VOLODSKY
Arrête ! C’est inutile. Il ne passera pas la nuit, de toute façon.
TRAUBE
Et pardonne-nous nos offenses comme… comme nous aussi…
GORENKO
Pas encore crevé, le bigot ? Mais qu’est-ce qu’il attend ?
VASSILIEV
C’est qu’il a la peau dure, ce fumier ! Et il en est à son vingt-huitième « Notre-Père » de la journée.
GORENKO
Tu t’amuses à les compter ?
TRAUBE
Et pardonne-nous nos offenses, comme nous…
VASSILIEV
Vingt-neuf !
SMIRNOV
Boucle-la, cureton hypocrite !
TRAUBE
Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons…
SMIRNOV
Comment ose-t-il se permettre ? Comment ose-t-il prier ? Un salaud de cette envergure ! Une ordure accomplie !
VASSILIEV
Nous ne sommes pas des saints, nous non plus.
VOLODSKY
Qui sommes-nous dans ce goulag ? Des voleurs, des meurtriers, des escrocs ? Et des opposants au régime : des dissidents. Mais celui-là a fait bien pire qu’assassiner. Et il prie Dieu à longueur de journée ! Mais s’il y avait un Dieu, il ne l’écouterait même pas ! Cette canaille ! Ce monstre ! Cet être infâme !
VASSILIEV
Nous sommes pourtant des hommes sans cœur et sans âmes, des brutes insensibles, mais les assassins que nous sommes se révoltent devant une telle abomination.
SMIRNOV
J’ai vu le crâne de ma victime s’ouvrir et la cervelle en sortir. Mais quand je pense à ce qu’il a fait, celui-là, j’en ai la nausée.
VASSILIEV
C’est vrai, nous ne sommes pas les plus affreux criminels de la terre, et cela nous réconforte de le savoir.
VOLODSKY
Par moments, nous en tirons même une illusion d’innocence.
GORENKO
Mes pauvres petits agneaux !
TRAUBE
Et pardonne-nous nos offenses…
SMIRNOV
Et le voilà qui remet ça !
VOLODSKY
Boucle-la, ordure !
TRAUBE
Comme nous aussi…
SMIRNOV
S’il y a un enfer, le fond du fourneau sera pour le bigot.
VOLODSKY
Un pasteur ! Vous rendez-vous compte !
VASSILIEV
Le camarade Lénine avait bien raison : il faut débarrasser vite fait la Russie de cette raclure impérialiste.
TRAUBE (en aparté)
Et pardonne-nous nos offenses, comme… comme…
Non, décidément je ne pardonnerai pas. Et pourtant je vais mourir. Comment vais-je me présenter devant le Créateur si je n’ai pas été capable de pardonner leur offense ? Comment le Seigneur pardonnera-t-il les miennes ?
Pardonne-nous nos offenses, comme nous-mêmes…
Non.
Seigneur, quel tourment ! Quelle détresse !
Je sens la mort venir, ma respiration est de plus en plus faible, mon sang stagne dans mes veines comme une eau croupie.
Accorde-moi Seigneur, avant de me reprendre, de dire le « Notre Père » en entier sans mentir. Donne-moi la force de pardonner.
Seigneur Jésus, toi qui nous as ainsi enseignés : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux. » Aide-moi à vivre cette parole au moment suprême.
N’as-tu pas montré le meilleur exemple d’amour en pardonnant à ceux qui t’ont cloué sur la croix ?
Mais moi, je ne suis pas capable de pardonner ce qu’ils m’ont fait.
Ma vie broyée par un mensonge, ma femme disparue je ne sais où, mes deux filles mortes. Il n’y a que toi, Éternel, qui puisse guérir une aussi terrible blessure. Puisse-t-elle se refermer avant que je vienne à ta rencontre !
Oui, seigneur Jésus, viens-moi en aide.
Mais je sens la paix monter en moi. Quelle tranquillité remplit mon être ! Quel sentiment déborde de mon cœur ! C’est toi Seigneur, c’est ton amour à nul autre semblable. Tu as écouté ma plainte. Tu m’as répondu. Que ton grand nom soit loué !
(Il s’endort.)
SMIRNOV
C’est fait ? Il a enfin passé l’arme à gauche, le faux chrétien ?
VASSILIEV
Pas encore : il dort.
VOLODSKY
La belle affaire ! Pendant ce temps, on ne l’entend plus radoter.
VASSILIEV
D’ailleurs, il n’en a plus pour longtemps. Nous allons bientôt être débarrassés de ce menteur et de ses « Notre-Père ».
SMIRNOV
Cela nous fera de la place pour bouger et pour respirer.
GORENKO
La place ne restera pas longtemps libre. Les clients se bousculent derrière la porte. Et vous ne devinerez jamais qui va occuper son lit encore tout chaud.
SMIRNOV
Pas encore un de ces popes de malheur ?
GORENKO
Oh ! Non ! Du beau monde, croyez-moi ! Le président d’un kolkhoze. Médaillé du « travail socialiste ». Un héros national, ou presque. Il en a fait de belles, ce lascar-là !
SMIRNOV
Et l’autre ! Ce Traube ! Pasteur Traube, s’il vous plaît. Pasteur grappe de raisin. Il dort toujours. Il ne se réveillera pas.
VASSILIEV
Va-t-on se donner la peine de l’enterrer ? C’est encore nous qui allons creuser. Qu’on nous balance ça dans le fleuve. Avec tous les fûts de pyralène qu’on y jette, les poissons sont immunisés contre les choses les plus toxiques.
SMIRNOV
Ses cendres finiront par pourrir dans la mer d’Aral.
VOLODSKY
Depuis le temps qu’on détourne l’Amou-Daria et la Syr-Daria pour irriguer les cultures, ils finiront par la mettre à sec, la mer d’Aral. On pourra récupérer ses os dans le fond sans se mouiller les pieds.
VASSILIEV
Je n’avais encore jamais entendu de telles imbécillités ! La mer d’Aral à sec ! Vous divaguez à mort !
SMIRNOV
Cela ne change rien pour La Grappe. Qui viendra à son enterrement ? Sa famille ?
VASSILIEV
Il n’en a plus.
SMIRNOV
Sa femme ?
VASSILIEV
Elle l’a laissé tomber. Tu penses bien !
SMIRNOV
Ses amis ?
VASSILIEV
Pareil.
SMIRNOV
Les autres croyants.
VASSILIEV
Pas même ceux du goulag ! Encore moins ceux de son église. Ils ont trop honte. Il est tout seul. Tout seul face à son crime.
SMIRNOV
Tout seul avec sa conscience.
VASSILIEV
Il n’en a pas non plus.
(Traube se réveille.)
TRAUBE
Notre Père qui es aux cieux, que ton non soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
SMIRNOV
Mais ça n’en finira donc jamais !
TRAUBE
Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien.
VASSILIEV
Ta gueule !
TRAUBE
Et pardonnons-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
(Il meurt.)
VOLODSKY
Il ne dit plus rien. Cette fois-ci, c’est pour de bon. Il est mort, le salopard.
SMIRNOV
Vous en êtes bien sûrs ? C’est qu’elle est solide, cette pourriture !
(Les prisonniers se penchent sur Traube.)
VOLODSKY
Il ne bouge plus, il ne respire plus.
VASSILIEV
Cette fois, c’est fini pour lui.
SMIRNOV
Il va s’expliquer avec son Dieu sur son crime.
VOLODSKY
Heureusement pour lui, Dieu n’existe pas, et l’enfer non plus. Il s’en tire à bon compte.
GORENKO
Je vais en informer l’administration.
(Gorenko s’éloigne.)
VASSILIEV
C’est étrange, il règne une ambiance bizarre, depuis l’instant où cette ordure a passé l’arme à gauche.
VOLODSKY
C’est normal, cette raclure partie, ça purifie l’atmosphère.
VASSILIEV
Il y a comme une odeur étrange dans la cellule, un parfum agréable.
SMIRNOV
C’est vrai, je me sens en paix. J’ai l’impression d’être en liberté.
VASSILIEV
Regarde ! Son visage !
SMIRNOV
Qu’est-ce qu’il a ?
VASSILIEV
Tu ne remarques pas ?
SMIRNOV
Il a l’air heureux !
VOLODSKY
Il sourit.
VASSILIEV
Vous avez déjà vu quelqu’un mourir avec le sourire ?
VOLODSKY
Moi ? Jamais !
SMIRNOV
Encore moins au goulag !
VASSILIEV
Avant de partir, il a ajouté un petit bout de phrase à sa litanie habituelle.
SMIRNOV
« Comme nous aussi, nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
VOLODSKY
C’est à croire qu’il y a une puissance dans le pardon.
VASSILIEV
Une formule magique qui aide à mourir.
SMIRNOV
Je n’ai jamais pardonné à qui que ce soit ; je ne sais pas ce que c’est le pardon.
VOLODSKY
Le dernier qui m’a offensé, je lui ai pardonné à coup de couteau dans le ventre. C’est pour cela que je suis ici.
VASSILIEV
Vous savez à quoi je pense ?
SMIRNOV
Je pense peut-être à la même chose.
VASSILIEV
Et si ce gars était innocent ?
VOLODSKY
Ça se saurait ?
SMIRNOV
Mais pourquoi ne l’a-t-il pas dit ?
VASSILIEV
Qui l’aurait cru ?
SMIRNOV
Je suis vraiment troublé. J’ai presque honte. Ce type a été condamné pour un crime monstrueux. Nous l’avons injurié, nous l’avons battu. Jamais il n’a répondu à notre haine par la colère. Il supportait tout. Parfois, j’avais l’impression qu’il nous aimait.
VOLODSKY
Moi aussi. Comment pouvait-il nous aimer ?
VASSILIEV
J’ai compris : Traube n’était pas coupable. Avant de mourir, il a pardonné à ceux qui l’ont accusé, et Dieu l’a accueilli dans le paradis.
VOLODSKY
Tu dis des idioties, Vassiliev. Il était coupable, et il est mort avant d’avoir réglé sa dette.
SMIRNOV
Et je te donne un bon conseil : ne dis plus de pareilles bêtises si tu ne veux pas passer les dix-huit ans qui te restent dans une suite tout confort de deux mètres carrés. Dieu n’existe pas. C’est Lénine qui l’a dit ; et le camarade Khrouchtchev est du même avis.
VASSILIEV
Tout de même, il y a dans ce sourire un mystère qui m’échappe.
(Gorenko entre avec deux gardiens. Ils mettent le corps de Traube sur un brancard et l’emmènent.)
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