Acte II

Le palais de Nébucadnetsar, une terrasse avec vue sur les Jardins suspendus.

Scène Première

NÉBUCADNETSAR – LA REINE

LA REINE

Quelle ville étonnante ! Incroyable cité
Que la brise caresse en ce matin d’été !
Cent portes lamées d’or en parfaite harmonie
Place prisée des rois, de tous les dieux bénie,
Murailles indomptables et palais glorieux,
Babel sera toujours un plaisir pour mes yeux.
L’ombre de nos jardins s’étend sur l’avenue,
Montagne de splendeur.

NÉBUCADNETSAR 

(à part)

                                   Toujours cette statue !

LA REINE

Il manquait simplement pour combler mon désir
Quelque aménagement qui m’aurait fait plaisir :
Cette ville parfaite en son architecture,
Animée en tout lieu, égayée de verdure,
Était trop rectiligne et trop plate à mon goût.
Je reçus un si beau cadeau de mon époux,
Conduit par votre amour, au gré de mon caprice
Vous ne regardiez point au prix du sacrifice.
Et fîtes amasser tant de pierre et de bois…

Construire une colline, vous le fîtes pour moi.
Ces jardins suspendus me ravissent la vue.
Que je t’embrasse encore !

 

 

NÉBUCADNETSAR 

(à part)

                                               Toujours cette statue !

LA REINE

Mais hélas ! mon ami, tu sembles en soucis
Car tu n’écoutes rien de tout ce que je dis.
Les peines du pays te laissent en déroute
Et t’éloignent de moi.

NÉBUCADNETSAR 

                                   Chère amie, je t’écoute.

LA REINE

Je parlais à l’instant des merveilleux jardins
Qui presque jusqu’au ciel s’élèvent en gradins,
Demeurant incrustés dans toutes nos mémoires,
Ils gravent à jamais ton grand nom dans l’histoire.
Ô Nebucadnetsar, bâtisseur impérial !

NÉBUCADNETSAR 

Chérie, ne vois-tu rien, sur ce mont, d’anormal ?

LA REINE

Des cèdres, des cyprès, mon regard s’extasie.

NÉBUCADNETSAR 

J’y vois une statue toute à mon effigie.

LA REINE

Qui donc aurait construit là-haut ce monument ?

NÉBUCADNETSAR 

Tu ne vois pas au loin ce colosse ?

LA REINE

                                                    Ah ! vraiment
Vous perdez la raison et voyez des chimères.
Pour votre guérison je dirai des prières.

 

 

NÉBUCADNETSAR 

Ah ! Ne me raillez point ! Suis-je roi, empereur ?
Et pourtant, mon sommeil se remplit de terreur ;
Mes nuits sont habitées de cauchemars horribles,
Je suis à la merci de démons irascibles.
Cette fonte géante, objet de ma fierté
S’effondre dans la cendre.

LA REINE

                                       Pourquoi tant s’agiter ?
Calmez-vous, cher ami, tout ceci n’est que rêve…

NÉBUCADNETSAR 

Un esprit me poursuit chaque jour. Nulle trêve !

LA REINE

Et vous avez grand tort d’y prêter attention.
Gardez-vous de ces peurs et superstitions.
La crainte des démons est une lourde peste,
Si vous ouvrez plutôt le cœur aux voix célestes…

NÉBUCADNETSAR 

Que savez-vous, madame, du diable et des démons ?
Que savez-vous des dieux pour prêcher des sermons ?
Vous êtes bien placée pour veiller sur mon âme
Et je n’ai nul besoin des conseils d’une femme.
Aux choses des esprits vous ne comprenez rien
Et j’attends sur-le-champ le conseil des Anciens.

LA REINE

Hélas ! Mon cher ami, quel méchant caractère !
Vous auriez dû, ma foi, rester célibataire.

(La reine sort. Entrent une dizaine de prêtres, dont Nazar, Nakim et Kira.)

 

 

Scène II

NÉBUCADNETSAR – NAZAR – NAKIM – KIRA – astrologues

NÉBUCADNETSAR 

Les sages de Chaldée sont-ils bien tous présents ?
Où donc est Beltschatsar ?

KIRA

                                        Je suis son remplaçant.

NÉBUCADNETSAR 

Qu’en est-il des trois autres ?

KIRA

                                           C’est moi qui les remplace.

NÉBUCADNETSAR 

Croyez-vous qu’une femme puisse ici prendre place ?
Le savoir, pour toujours, à l’homme est réservé.
Madame, seriez-vous de taille à le braver ?

NAZAR 

Mon disciple, Kira, par moi seul fut formée,
Redoutée des démons, elle est des dieux aimée.

NÉBUCADNETSAR 

Je l’admets. Nous verrons. Expliquez-moi, Nazar
Quel est le contretemps qui retient Beltschatsar ?

KIRA

À manger des chicons et laitues en salades
Ce jeune audacieux s’est bien rendu malade.

NÉBUCADNETSAR 

Est-ce à vous que je parle ? Et ses trois compagnons ?

KIRA

Malades comme lui. De mauvais champignons.

NÉBUCADNETSAR 

Hélas ! il me faudra compter sans leurs services.
Les maîtres font défaut, me restent les novices.

NAZAR 

(à Nakim)

À cet orgueilleux roi, ce despote arrogant,
Démontrons, mes amis, lesquels sont les plus grands.

KIRA

Et la plus grande aussi.

NÉBUCADNETSAR 

                                   Astrologues et mages,
Qu’importe, parmi vous, lequel est le plus sage.
Dans mon angoisse extrême je vous fis appeler :
Les démons me tourmentent, et pour mieux m’accabler,
Chaque nuit, chaque jour, sans relâche ils m’oppressent.
Que Mardouk me soutienne au cœur de ma détresse !

NAZAR 

Nous avons pour devoir, Sire, de soulager
Vos peines, vos chagrins, et de les partager.
Nous sommes investis des promesses divines
Et c’est pour vous servir que l’on songe et devine.

NÉBUCADNETSAR 

C’est d’un songe obstiné qu’il s’agit justement :
Un rêve qui m’obsède et cause mon tourment,
Je crois sentir la mort fondue dans cette image,
Dans cette vision un terrible présage.
Avez-vous le pouvoir et la prétention
D’en fournir sur-le-champ l’interprétation ?

NAZAR 

Il n’est rien que les dieux, Seigneur, ne nous révèlent
Pour apporter au roi des sciences nouvelles.

NÉBUCADNETSAR 

Alors, je vous écoute.

NAZAR 

                                   Euh…

NAKIM

                                               C’est-à-dire…

NÉBUCADNETSAR 

                                                                          Quoi ?
C’est à vous de parler, mais vous demeurez cois !

NAZAR 

Sire, avant que Mardouk nous donne la sentence
Il faut que de ce rêve nous ayons connaissance.

NÉBUCADNETSAR 

Je vois bien que de moi vous comptez abuser.
Seriez-vous des bouffons payés pour m’amuser ?
Vous raconter ce rêve est un peu trop facile
Et je vois face à moi des devins indociles.

NAZAR 

Mais Seigneur…

NÉBUCADNETSAR 

                           Il suffit ! Vous devez bien savoir
Ce que m’ont dit les dieux.

NAZAR 

                                         Hélas ! Notre pouvoir
Possède ses limites.

NAKIM

                              Notre monde invisible
Ne peut de ses séides exiger l’impossible.

KIRA

Dites-nous votre rêve et nous l’expliquerons.

NÉBUCADNETSAR 

Vous ordonnez au roi, maintenant ? Quel affront !
Lorsqu’il vous faut parler vous désirez vous taire ;
Du plus puissant des rois ne craignez la colère.
Ce rêve, évidemment, je ne puis dévoiler
Car il s’est échappé de mon esprit troublé.

KIRA

Il a tout oublié ! Allons, quelle hérésie !
Les rois n’ont point de borne à leur hypocrisie !

NÉBUCADNETSAR 

Ne voudriez-vous pas vos poids en pièces d’or
Et des manteaux brodés ? Que voulez-vous encor ?
De somptueux palais comme en ont tous les princes ?
Ne voudriez-vous pas gouverner des provinces
Et lever des impôts pour mieux vous enrichir ?
Arborer sur vos fronts diamants et saphirs ?
Aux délices royaux ne pouvez-vous prétendre ?
Dites-moi seulement ce qu’il me plaît d’entendre.
L’or et l’argent devraient vous rendre la raison.
À moins que vous vouliez qu’on brûle vos maisons,
Qu’on égorge vos fils et qu’on tranche vos têtes.
Tel est le sort promis à tout maudit prophète.

NAZAR 

Ce que le roi décide est fort embarrassant,
Il faut nous en remettre aux esprits tout-puissants.
Accordez-nous, Seigneur, le temps d’un sacrifice
Et questionner les dieux.

NÉBUCADNETSAR 

                                     Toujours vos artifices !
Je vous accorde une heure, pas un instant de plus.
De votre bon dessein dépend votre salut.

(Sort Nébucadnetsar.)

 

 

Scène III

NAZAR – NAKIM – KIRA – astrologues

NAZAR

Nous sommes empêtrés dans de beaux draps !

NAKIM

                                                                       Que faire ?

NAZAR

Qui pourra nous tirer de ce bourbier ?

NAKIM

                                                           Misère !

KIRA

N’êtes-vous comme moi consacrés pour servir ?
Et l’esprit de nos dieux ne pourrions point fléchir ?

NAZAR

Comment fléchiraient-ils ?

KIRA

                                     Offrons un sacrifice.

NAZAR

Avons-nous des taureaux ?

NAKIM

                                        Donne-leur ta génisse.

NAZAR

Quoi d’autre encore ?

KIRA

                        Allons ! Il faut nous décider,
Car nous sommes pressés, sans vouloir commander.

Il faut que maintenant les esprits se révèlent.

NAZAR

Offrons, pour leur plaisir, une jeune pucelle.

 

 

NAKIM

Les dieux l’apprécieront. Une vierge au cœur pur
Vaut mieux qu’un quadrupède immolé.

NAZAR

                                                           J’en suis sûr.

NAKIM

Que l’on aille quérir cette fille au plus vite !

NAZAR

Il faudra préparer, en fonction de nos rites,
L’innocente victime, purifier l’autel,
À l’offrande ajouter de la myrrhe et du miel
Et de nos écuries les juments les meilleures.

KIRA

Pour tout organiser, nous disposons d’une heure.

NAZAR

Nous n’aurons pas le temps.

NAKIM

                                          Il faut improviser.
À chacun son couteau, prêts à nous inciser
Car la pitié des dieux sur nos cœurs on oblige
Lorsqu’ils voient qu’à nos corps la douleur on inflige.

KIRA

Cette invention-là n’a rien d’original.

NAZAR

Je ne me coupe pas. Ça me fera trop mal
Et me saigner le bras ne me fait point envie.
N’as-tu pas d’autre idée pour nous sauver la vie ?

NAKIM

Rappelons Beltschatsar.

KIRA

                                   Non.

NAZAR

                                               Pourquoi, s’il te plaît ?

KIRA

Je ne veux rien de lui parce que je le hais.
Je ne puis supporter son abjecte présence.

NAZAR

Quelle en est la raison ? Et quelle est son offense ?

KIRA

Cet homme est un prophète et non pas un devin.

NAKIM

Quelle est la différence ?

KIRA

                                     En habile écrivain
Il use de sa plume, rédige des oracles
Au nom d’un Dieu très saint qui produit des miracles,
Qui partagea la mer, consuma des cités
Qui osèrent pécher contre sa volonté.
Ce Dieu-là me fait peur, et ces Hébreux fidèles
Contre nos dieux vivants en secret se rebellent.
Ils n’agissent qu’au nom de leur divinité
Qu’ils nomment Créateur et Roi d’éternité.
Enfin, dans le dessein de l’empêcher de nuire,
Avec mes noirs cheveux j’ai voulu le séduire…

NAZAR

Voilà donc ! À tes charmes il ne s’est point rendu.
Ton orgueil est blessé ; nous serons tous pendus.

NAKIM

Nous voilà bien servis avec ta jalousie !

NAZAR

Et pour si bien mentir ton heure est mal choisie :
Ce Beltschatsar n’est pas plus malade que toi
Mais il t’importe fort de l’éloigner du roi.

NAKIM

À madame, il est vrai, sa science fait ombrage.
Il sait répondre à tout, et cela vous outrage.

KIRA

Sa science ! Écoutez donc ! Il n’en a plus que nous
Et Nébucadnetsar, ce tyran, est bien fou…

NAZAR

Il suffit ! C’est vraiment le moment des querelles !
Voici venir le roi. Le trépas nous appelle.

(Entre Nebucadnetsar avec sa garde.)

Scène IV

NAZAR – NAKIM – KIRA – NÉBUCADNETSAR – astrologues – gardes

NÉBUCADNETSAR

Avez-vous la réponse à ma question, messieurs ?

NAZAR

Nous n’avons point reçu de message des cieux.

NÉBUCADNETSAR

Comme devins royaux vous faites des merveilles !
C’est sans nulle raison que si cher je vous paye.

NAZAR

Aucun mage, à Babel ni dans le monde entier,
Observateur d’étoiles, ou sage, ou bien sorcier
À votre injonction ne saurait satisfaire.
Les dieux ne peuvent point…

NÉBUCADNETSAR

                                               Ce n’est pas mon affaire.
Pensez-vous me tromper par vos mesquins détours ?
Nos dieux sont-ils muets et leurs oracles sourds ?
De trahir votre roi je vous juge coupables
Et ne veux m’encombrer de servants incapables.
Oubliez les présents que je vous ai promis ;
Vous êtes rejetés, de ma bouche vomis.
Que tous les astrologues et que tous les augures
Soient à mort condamnés comme traîtres parjures.
Que jamais aucun d’eux n’échappe à mon courroux !
Que sur tous ces maudits se ferment les verrous,
Et que pour me venger de cette secte infâme
On égorge avec eux leurs enfants et leurs femmes.

(aux gardes)

Emmenez-les !

(Les gardes emmènent les mages. Nébucadnetsar reste seul.)

                        Pourquoi les dieux sont-ils ainsi,
Me laissant dans l’angoisse ? Quels bourreaux sans merci !
Que j’aille m’enivrer de capiteux breuvage
Car je n’ai que le vin pour apaiser ma rage.

(Il sort. La scène reste vide. Entrent la reine et Daniel.)

Scène V

LA REINE – DANIEL

LA REINE

Allons ! Venez ! De vous dépend notre salut.
Un ignoble carnage est déjà résolu.
Rejetant mes conseils, n’agissant qu’à sa guise,
Le roi, mon cher époux, ne fait que des bêtises.
Savez-vous que les mages, sans aucune raison,
Condamnés au gibet, soupirent en prison.

DANIEL

Je sais cela, madame, et sur ma propre tête
De l’impérial courroux s’élève la tempête,
À ce point sur les mages est le maître irrité.
Un songe, dans la nuit, l’a fort épouvanté.
Je sers le Tout-Puissant créateur avec zèle ;
À genoux je l’invoque et mon Dieu se révèle.
Je connais la bonté de Votre Majesté,
J’en appellerai donc à votre autorité.
Auprès du souverain vous pourrez m’introduire
Des dessins d’Adonaï me voici pour l’instruire.

LA REINE 

Vous pourrez rencontrer bientôt le potentat.
Le voici, justement. Mes dieux ! Dans quel état !
L’inénarrable humeur de ce roi me rend folle.
N’est-ce pas suffisant ? Le voilà qui picole !

(Entre Nébucadnetsar, tenant une coupe et une cruche.)

Scène VI

LA REINE – DANIEL – NÉBUCADNETSAR

NÉBUCADNETSAR

Par les dieux de l’Euphrate, ne suis-je pas le roi ?
Qu’on dise le contraire ! Le seul, ici, c’est moi !
Des « Majesté » par ci, et que voilà du « Sire » !
Quoi ? Je ne suis pas roi ? Qu’on ose me le dire !
Qui êtes-vous, Madame ? Je n’ai pas le bonheur
D’avoir pour courtisane ou pour dame d’honneur…

LA REINE 

Vous êtes, mon ami, sujet à la fatigue.
Égaré dans la brume votre cerveau navigue.
Vous ne reconnaissez donc pas votre moitié ?
Étrange souverain ! Il en ferait pitié.

NÉBUCADNETSAR

Quel est cet homme-là ? Sur ma vie ! Sur mon âme !
Qui donc m’apportes-tu, mon adorable femme ?

LA REINE 

C’est Beltschatsar.

NÉBUCADNETSAR

                             Qui ça ?

 

 

LA REINE 

                                               Daniel, ou Beltschatsar.

NÉBUCADNETSAR

N’attends-tu pas pour lui quelque bien, par hasard ?
C’est ton nouvel amant, ma princesse chérie ?

LA REINE 

Dites-moi, cher époux, ce qui vous contrarie ?
N’est-ce l’incompétence de vos royaux devins
Qui vous pousse à griser vos soucis dans le vin ?

NÉBUCADNETSAR

Ces mages subiront le poids de leur paresse.

LA REINE 

Oubliez-vous qu’un jour vous fîtes la promesse
D’élever Beltschatsar, votre humble serviteur
Au sommet du collège de vos divinateurs ?
Ces charlatans jaloux vous ont trompé, sans doute,
Vous firent l’oublier pour ne point qu’on l’écoute.
Beltschatsar sert le Dieu dont le temple sacré
Tant d’or vous a fourni. Ce prophète inspiré
Reçoit de l’Éternel les célestes paroles
Et vos sages devraient s’instruire à son école.

NÉBUCADNETSAR

Vous m’en voyez ravi. Prophète, en vérité
Vous avez promptement recouvré la santé.

DANIEL

Plaît-il ?

NÉBUCADNETSAR

            On m’avait dit que vous étiez malade.
C’est ce qu’ont affirmé, du moins, vos camarades.

DANIEL

Ils ont menti, sans doute.

 

 

NÉBUCADNETSAR

                                      Vous êtes magicien.
L’air frais de nos cachots vous portera du bien
Et vous rendra vos forces, car il n’est aucun sage
Qui ne doive périr, et j’ai contre les mages
Une dent. Une dent ? Que dis-je ? Un râtelier !
C’est…

LA REINE 

            Pour votre folie on devrait vous lier.
Ce sage-là vaut plus que tous ceux de l’empire.

NÉBUCADNETSAR

Il pourrait m’éclairer ?

LA REINE 

                                   Je me brise à le dire.

NÉBUCADNETSAR

(à Daniel)

Ton Dieu t’aurait donné la révélation ?

DANIEL

Ton rêve, Mon Seigneur, et l’explication.

NÉBUCADNETSAR

(à la reine)

Vous pouvez disposer, car cette affaire, en somme,
Ne vous concerne pas. C’est une histoire d’hommes.

LA REINE 

Charmant !

(Elle sort.)

 

 

Scène VII

DANIEL – NÉBUCADNETSAR

NÉBUCADNETSAR

                Je vous écoute et je veux tout savoir.
Je veux de la lumière, je marche dans le noir.
Si je suis convaincu par votre expérience
Je serai généreux pour votre récompense.
Voulez-vous des rubis, des bracelets d’argent ?
Sur toute la cité vous seriez le régent,
Sur toute la province, après moi le seul maître.
Dans la pourpre et la soie voudriez-vous paraître ?

DANIEL

Je voudrais, n’en déplaise à Votre Majesté
Que tout mage en prison soit mis en liberté.
On me dit tant de bien de ta miséricorde.

NÉBUCADNETSAR

Si tu me réponds bien, ami, je te l’accorde
Et le pouvoir promis je t’offre par surcroît.
La générosité, c’est la vertu des rois.
Maintenant, je t’écoute, et que ta voix s’élève.
Qu’as-tu reçu de Dieu ? Qu’ai-je vu dans ce rêve ?

DANIEL

Tu vis une statue.

NÉBUCADNETSAR

                           En effet.

DANIEL

                                        Un géant
De son noble regard la terre défiant.
Il portait de ton front la noblesse altière.

NÉBUCADNETSAR

Était-elle de bois, ou de bronze, ou de pierre ?

 

 

DANIEL

Le buste aux traits parfaits était tout d’or massif.

NÉBUCADNETSAR

Tout en or. C’est bien vrai. Je suis admiratif.

DANIEL

Le torse du colosse et ses bras redoutables
Étaient d’argent.

NÉBUCADNETSAR

                         D’argent. Vous êtes admirable.

DANIEL

Ses cuisses musculeuses, et son ventre, et ses reins,
Moins riches que l’argent sont fondus dans l’airain.
Les jambes sont de fer. Les pieds, forts et fragiles,
Alliage incertain du fer avec l’argile.

NÉBUCADNETSAR

En es-tu sûr, Daniel ? La glaise avec le fer
Ne se mélange pas. Cela me paraît clair.

DANIEL

Il en était ainsi, j’en ai la certitude.

NÉBUCADNETSAR

Tu m’as peint le colosse avec exactitude.
N’est-il pas effrayant ?

DANIEL

                                   Il l’est en vérité.

Son regard est terrible et plein d’autorité.

NÉBUCADNETSAR

Qu’arriva-t-il ensuite ?

DANIEL

                                   Tout empli d’épouvante,
Tu contemplais, tremblant, sa figure accablante
Quand une faible pierre, un modeste caillou
Lancé par nulle main, tombé nul ne sait d’où,
Frappa le gros orteil fait de fer et de terre.
Le fer, l’argent, l’airain, l’or : tout devint poussière
Éparpillée dans l’air. Comme la balle au vent
Disparait sous tes yeux l’invincible géant.

NÉBUCADNETSAR

C’est bien ce que j’ai vu dans cet horrible songe.
Tu n’as rien oublié, n’as pas dit de mensonge.
Ton Dieu nous a donné la même vision.
Qu’en est-il maintenant de l’explication ?

DANIEL

Tu es le roi des rois, Dieu t’a donné l’empire ;
La force il t’a livré, nul ne te peut détruire.
Il a mis la puissance, la gloire entre tes mains,
Tu soumets les oiseaux, les bêtes, les humains.

NÉBUCADNETSAR

Tu n’es pas coutumier de la flagornerie
Et de toi je n’attends point tant de flatterie.

DANIEL

C’est ce que Dieu m’a dit de toi. Le grand, le fort,
Roi Nébucadnetsar, tu es le buste d’or.
Ton empire pourtant devra laisser sa place
Au riche souverain d’une nouvelle race.
Ce royaume sera moins puissant que le tien,
Puis un troisième empire, c’est le ventre d’airain.
Roi venu d’Occident, monarque au front sévère
Étendra ses armées jusqu’au bout de la terre.
Le quatrième, enfin, puissant comme le fer,
Un peuple sans merci, un souverain pervers.
Comme le fer il rompt, comme le fer il broie,
Comme un lion dévorant sa malheureuse proie.
Mais comme tu as vu les orteils et les pieds,
Assemblage de fer et de boue du potier,
Le despote féroce au cœur impitoyable
Sera tout à la fois solide et vulnérable.
L’argile avec le fer ne peut point s’allier,
Par des serments humains pourtant sera lié
Ce prince dont l’empire se fonde sur le sable.
Il sera divisé, ce tyran misérable.

NÉBUCADNETSAR

La pierre ?

DANIEL

               Ce caillou lancé du haut du ciel,
Méprisable gravier, c’est le Dieu d’Israël,
Qui le fit choir au pied du superbe colosse.
La pierre anéantit cet empire féroce.
Un nouveau roi viendra, un royaume éternel
Que rien ne détruira, un prince intemporel.
De tous les empereurs et puissants de ce monde
Ne restera que fange et que poussière immonde.
Comme la pierre brise l’or autant que le fer ?
L’airain comme l’argile, puissant comme l’éclair,
Le grand Dieu régnera.

NÉBUCADNETSAR

                                   Hélas ! Quel Dieu terrible !
Un royaume éternel, à toujours invincible !

DANIEL

Le songe est véritable.

NÉBUCADNETSAR

                                   Que mon cœur est troublé !
Ne m’as-tu pas menti ?

 

 

DANIEL

                                   Non, j’en suis désolé.
Par ce songe Éloïm t’avertit, car il t’aime.
Reconnais qu’il est Dieu, le Créateur suprême.

(Nébucadnetsar tombe à genoux.)

NÉBUCADNETSAR

Daniel, je reconnais qu’il n’est pas d’autre Dieu
Que celui que tu sers avec ce cœur pieux.
Les dieux de la Chaldée que j’adore avec zèle
N’ont qu’un piètre pouvoir sur notre chair mortelle.

Un seul est souverain, créateur, éternel.
Je veux qu’à Babylone on bâtisse un autel.
J’ordonne qu’à ce Dieu l’on sacrifie sans cesse
Et pour toi, Beltschatsar, je tiendrai ma promesse.

 

la suite

 

 

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