Chapitre XI - Le Général se fait appeler Jules
Lynda avertit immédiatement Périklès de ce qui était arrivé à Elvire. Aussitôt, les membres de l’église s’organisèrent. De jour comme de nuit, il y avait toujours deux ou trois intercesseurs à genoux au pied du lit. Ceux qui n’étaient pas à l’hôpital priaient chez eux. Les jours passaient, les crises de manque de la malade devenaient moins douloureuses et moins fréquentes. Le docteur Ivanov comprenait que ses soins n’y étaient pour rien dans l’amélioration de l’état de sa patiente et que si cette récession se poursuivait, Elvire pourrait finalement quitter sa chambre, non pas pour l’établissement psychiatrique, mais pour sa maison.
Toute reine qu’elle est, Lynda déjeune, chaque fois que c’est possible, sans étiquette ni protocole, dans la salle à manger familiale, en compagnie de son mari et de ses deux enfants, regardant à la télévision et commentant le journal de treize heures.
L’actualité nationale n’a rien de réjouissant, le mouvement de révolte, stimulé par le teigneux Plogrov, se durcit de jour en jour. Devant les grilles du palais, la foule vocifère, les pavés volent. Sur la place de la Nouvelle Université, les étudiants manifestent à grand bruit.
« Nous retrouvons sur place notre envoyée spéciale Karine Océros. Karine, vous m’entendez ?
– Oui, Basil. Ici le ton s’est durci. Les étudiants s’en prennent violemment aux militaires aux cris de “mort aux tyrans” et “vive la République”. On déplore déjà trois blessés parmi eux. Sur l’avenue Alexandreva, les blindés de l’Armée royale sont alignés, prêts à intervenir. Nous apprenons à l’instant qu’une deuxième colonne de chars est en route vers la place Royale. »
« Quoi ! s’écria Lynda, est-ce moi qui ai ordonné d’envoyer les blindés sur le peuple ?
– Si c’était toi, tu le saurais, » répondit Julien, impassible.
Lynda quitta la table et se précipita sur le téléphone :
« Allo ! l’État-major ? Passez-moi le général Dubrun-d’Andellocq… Il est parti manger ? Eh bien ! qu’il mette son assiette dans le four à micro-ondes ! Et qu’il se remue avant que je lui fasse avaler sa fourragère !… C’est ça, allez le chercher ! Non ! dites-lui de venir immédiatement dans mon bureau. Je veux lui parler droit dans les yeux. »
Léa se blottit contre les jambes de son père.
« Maman est très en colère.
– Ce n’est pas après toi qu’elle en a, ma chérie… mais je connais une gégène qui va passer un mauvais quart d’heure.
– Qu’est-ce que c’est qu’un gégène ? demanda David.
– C’est un type qui porte des étoiles sur sa casquette. »
Grande agitation à l’État-major. Un lieutenant fait irruption dans le mess des officiers.
« Mon général, la reine veut vous voir d’urgence, chez elle, dans son bureau.
– Je finis mon repas, je bois mon café, et j’arrive.
– Si je puis vous donner un conseil, mon général, vous devriez y aller tout de suite. Elle n’a vraiment pas l’air contente.
– C’est bon. Sortez la voiture, on y va. »
Le lieutenant chauffeur traversa la capitale en grillant les feux rouges. En quelques minutes, le général Dubrun-d’Andellocq, dont l’arbre généalogique prend ses racines dans le nord de la France, se tenait au garde-à-vous, pâle et transpirant, en face de Lynda. Son subalterne, lui aussi au garde-à-vous, attendait derrière la porte.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Dubrun ? Qui vous a autorisé à pointer les canons sur la foule ? »
Le général se tient coi.
« J’ai posé une question, j’exige une réponse : qui vous a ordonné d’envoyer les blindés ?
– Mais… j’en ai pris l’initiative. C’était une mesure d’urgence. Il y a émeute, c’est la sécurité de Votre Majesté qui est en jeu.
– Où vous croyez-vous ? À Pékin ? À Pyongyang ? Est-ce qu’on envoie des obus contre des pavés ?
– Puis-je rappeler à Votre Majesté qu’il n’y a pas si longtemps, une pierre lancée par un émeutier a bien failli vous blesser. »
Lynda donna un violent coup de poing sur son bureau, faisant rebondir tout ce qui s’y trouvait.
« Quoi ? Est-ce qu’en plus vous osez vous moquer de moi ? Je vais m’occuper de votre carrière, moi ! Ça ne va pas être long. Faites-moi le plaisir de dégager vos blindés immédiatement. Si dans une demi-heure ils sont toujours là, je vous traduis en cour martiale. Exécution ! »
Le général claqua des talons, exécuta un salut et un demi-tour réglementaire, puis sortit. Son lieutenant s’était mis au repos :
« Elle vous a vachement ramoné, hein ! mon général.
– Silence ! Garde-à-vous ! Faites évacuer tous les blindés immédiatement ! Exécution ! M’ferez quat’jours ! Pas l’savoir ! »
Lynda décrocha de nouveau le téléphone :
« Allo ! Ottokar ! S’il te plaît, réserve-moi un temps de parole ce soir après le journal de vingt heures. Environ un quart d’heure… Il faut que je répare les boulettes de cet imbécile de Dubrun-d’Andellocq. Je demanderai pardon au peuple pour son intervention malencontreuse. »
Elle demeura un long moment immobile et songeuse, la tête cachée dans ses mains.
Après une intense réflexion, elle regagna sa salle à manger. Les enfants avaient fini leur repas depuis longtemps. Seul Julien l’avait attendue.
« Tes nouilles sont froides, mon pauvre chou. On va faire réchauffer tout ça. »
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