Chapitre XXI - La verrière
Lynda resta quelques jours en garde à vue. Elle dormit au chaud, mangea à sa faim. Elle aurait dû se faire arrêter plus tôt. Elle subit quelques interrogatoires, puis la République décida qu’elle avait suffisamment de clandestins et de sans-papiers à s’occuper pour en rajouter avec une fêlée qui se prenait pour une princesse royale. Il fut donc décidé de l’éjecter du territoire le plus rapidement possible. Pour une fois, l’administration travaillait vite. En moins d’une semaine, elle fut conduite en camion blindé à l’aéroport Charles De Gaulle, puis menée dans l’avion, entourée de deux gendarmes, les mains menottées derrière le dos comme une criminelle. Arrivés à Sofia, ils la sortirent de l’avion et lui libérèrent les poignets. À sa grande surprise, ils l’abandonnèrent sur le tarmac et reprirent place à bord.
« Et moi ! Qu’est-ce que je fais, maintenant ?
– Toi ? Tu te débrouilles.
– C’est gai ! »
Plus de 400 kilomètres séparent Arklow de la capitale bulgare. La route traverse des régions montagneuses, presque inhabitées, les chaussées sont souvent étroites et dégradées.
Lynda saisit ses bagages et se mit à marcher vers la sortie de l’aéroport. Ses semelles, de plus en plus usées, laissaient entrer sous ses pieds les graviers qui la meurtrissaient.
Elle s’éloigna de la ville, voyageant d’abord en auto-stop. Puis, son expédition devint plus difficile : à pied, en tracteur-stop, parfois même en voiture à cheval, dormant dans les granges, mendiant du pain, volant des pommes, rossant quelques voyous, chassée à coups de fourche par des paysans…
Pendant ce temps, rien n’avait changé au palais du roi. Waldemar, qui paraissait vieilli de vingt ans dans son fauteuil roulant, noyait ses regards dans la verrière. Wladimir se tenait à l’écart, dans ses livres. Éva, debout près de son père, en avait assez.
« Père, je suis si triste de te voir dans cet état. Le docteur Ivanov te l’a encore dit : tu devrais quitter Arklow, partir dans les montagnes, changer de décor. Oublier. Oublier surtout.
– Comment pourrais-je oublier, ma pauvre fille ? Comment le pourrais-je ?
– Souviens-toi qu’il y a un an seulement, tu étais encore capable de monter à cheval. En quelques semaines, tu es devenu un vieillard. Depuis que ce monstre est parti au loin, tu as perdu le goût de la vie.
– Comme tes mots sont durs ! Lynda n’est pas un monstre, c’est une adolescente frivole. Elle ignore tout de la vie. J’ai bien voulu la lui enseigner, mais je suis un piètre professeur. Elle s’est échappée du foyer, avide de liberté. Ce monde cruel qui nous environne lui fera connaître ce que je n’ai pas su lui apprendre. Elle reviendra, meurtrie, les ailes brisées, implorant notre secours.
– Elle ne reviendra pas. Pourquoi t’obstiner ? Écoute les conseils de ton médecin : pars en vacances, ne pense plus à elle. Oublie-la. Elle nous a fait trop de mal. Tu partiras en fauteuil roulant, tu reviendras en galopant.
– Je ne partirai pas. Je resterai devant cette verrière jusqu’à ce qu’elle revienne. Je veux être ici pour l’accueillir.
– Ton entêtement nous tuera.
– Elle a fêté ses dix-neuf ans, à présent. Comme elle a dû changer ! Et j’espère qu’elle a mûri. Tu sais, la jeunesse est un défaut dont on se corrige un peu tous les jours. Tu seras étonnée quand elle reviendra. Son caractère se sera forgé. Elle sera plus juste, moins égoïste. Elle aura un peu de gratitude envers son vieux père.
– Ce qu’il faut entendre ! La gratitude, la reconnaissance, l’amour du prochain, ce sont des mots absents de son dictionnaire. Tout ce qu’elle connaît, c’est le désir : désir de posséder, désir d’écraser, désir de briser, désir de tourmenter. Ah ! Pauvres de nous !
– C’est vrai. Mais rappelle-toi cette parole : “Dieu fait grâce aux humbles et résiste aux orgueilleux.” Lynda a dû la sentir, cette résistance. C’est la seule qui puisse l’arrêter : la résistance de la grâce. Elle aura de belles expériences à nous conter quand elle reviendra.
– Père, elle ne reviendra pas. Elle ne reviendra plus. Tu l’attends depuis si longtemps, chaque jour, du matin au soir, devant cette baie vitrée, à regarder au loin. Tu ne fais plus rien d’autre. Chaque jour, tu crois la voir au fond du parc, et c’est un jardinier ou un domestique. Père, je ne veux pas ajouter à ta tristesse, mais tu sais bien ce qui se dit dans toute la Syldurie : on prétend qu’elle s’est suicidée dans le métro parisien. D’autres rumeurs affirment qu’elle a été assassinée dans des circonstances mystérieuses ou qu’elle s’est jetée dans la Seine. Abandonne cet espoir d’un chimérique retour.
– Voilà des rumeurs qui se contredisent. Et comme toute rumeur, ce sont des mensonges. Je suis bien convaincu qu’elle est vivante, et toujours aussi belle. Tant que je n’aurai pas vu son corps gracieux étendu dans le bois d’un cercueil, je croirai qu’elle est en vie. Et je resterai immobile, dans ce fauteuil d’invalide, devant ce verre, résigné, attendant ce jour merveilleux.
– Un jour merveilleux pour toi, mais pour moi ce sera un jour de deuil. J’ai trop de peine à te voir languir d’amour pour cette harpie. Tu sais combien je la hais. Depuis ce jour où elle m’a... ah ! Mon Dieu ! J’ai les joues en feu quand je repense à ces gifles. La douleur, l’humiliation...
– Éva ! Ma pauvre fille ! Voilà une rancune bien amère pour une malheureuse paire de gifles.
– J’ai cru sentir ma tête éclater sous la force de ses mains.
– Elle m’a fait bien plus de mal qu’à toi. Je devrais la haïr davantage. Est-ce qu’elle ne m’a pas humilié, moi ? Mon peuple me montre du doigt comme un père lâche et un roi pusillanime. Ne m’eut-elle volé que mon argent ! Elle m’a volé mon honneur, mon espérance, mon amour de père. Elle m’a aussi volé ma vie et ma santé. C’est à cause de sa cruauté que je suis devenu cette loque impotente. Toi, tu deviendras bientôt une jeune reine, pleine de vigueur et d’intelligence. Moi, je suis anéanti, sans espoir. Et pourtant, je l’aime, et je l’aimerai jusqu’à ma mort. C’est ma fille, que ta mère bien-aimée a enfantée dans la souffrance et la tendresse. Haïr Lynda, ce serait me haïr moi-même.
– C’est elle qui remplit ta vie. Toujours elle ! Et moi qui suis-je ? Ne suis-je pas aussi ta fille ? Est-ce que ma mère ne m’a pas enfantée dans la souffrance et la tendresse, moi aussi ? Je ne compte donc pas pour toi ? Que faut-il que je fasse pour que tu comprennes que j’existe ? Dois-je te faire pire que ce qu’elle t’a fait ? Que dois-je faire ? J’ai toujours été auprès de toi. Toute petite fille déjà, j’ai obéi à tes ordres. Que dis-je ? À tes caprices. Alors que l’autre ruait comme une petite jument. J’ai toujours pris plaisir à faire ta volonté, à te choyer, à te cuisiner de bons petits plats, à te soigner quand tu étais malade. Est-ce que tu m’as aimée, moi ? Qu’est-ce que je suis pour toi ? La princesse héritière ? Le dernier recours de la dynastie ? Mais moi je m’en moque, de la dynastie, et je m’en moque du trône de Syldurie. Ce que je réclame, c’est un peu d’amour et d’attention. Mais tout l’amour que tu possèdes, tu l’as donné à cette vipère. »
Le visage amaigri du vieil homme se colorait de joie lorsqu’il parlait de sa fille perdue et de l’espoir profond de la retrouver. Celui d’Éva, au contraire, se crispait. Elle s’agitait, trahissant la haine qu’elle avait nourrie envers sa jeune sœur et l’exaspération de voir son père s’obstiner à l’aimer.
« Éva, ma pauvre enfant ! Qui t’a fait croire une telle chose ? Je ne t’aimerais pas suffisamment, moi ? Si je n’ai pas su te le montrer, ou si je t’ai offensée, je te supplie de me le pardonner. Je t’implore, ne me garde pas cette amertume.
– Supplier, implorer, ramper. Voilà le roi de Syldurie ! Toujours face contre terre !
– Enfin, mon pauvre amour, tu devrais me comprendre. J’ai la chance de t’avoir tous les jours à mes côtés, de pouvoir contempler à chaque instant ton visage qui me console, bénéficier à chaque instant de ta bienveillance et de ta gentillesse. Tandis que Lynda, ta pauvre petite sœur, est allée elle-même plonger dans une piscine remplie de requins. Trouves-tu indécent que je m’inquiète pour elle ?
– Lynda ! Lynda ! Lynda ! Lynda ! Encore Lynda ! Toujours Lynda ! Je te parle de moi. Pour la millième fois j’essaie d’attirer ton attention, et tu me reparles de Lynda. Il y a une frontière interdite, et tu l’as franchie. Je hais Lynda, et je te hais aussi, parce que tu ne vis que pour elle. C’est elle qui vit en toi. Tu es devenu cet être que j’exècre. Pour moi Lynda est morte, et toi, tu mourras bientôt, et Lynda aura enfin cessé d’exister dans ma vie. Je serai enfin libérée. »
Il se fit un profond silence. Éva, la vertueuse princesse, avait-elle bien pris conscience de la gravité de ses paroles ? Wladimir, gêné, faisait semblant de ne pas entendre. Le roi releva enfin la tête alourdie par ce nouveau chagrin.
« J’ai été assassiné deux fois : par elle il y a un an, et par toi aujourd’hui. Un vieillard peut-il survivre à deux coups de poignard dans le cœur ? »
Puis, faisant pivoter son fauteuil roulant, il se tourna vers Wladimir, toujours le nez enfoui dans ses recherches.
« Maître Wladimir, vous venez d’être témoin de ce déplorable incident.
– Bien malgré moi, Sire. La vie familiale de Votre Majesté ne me concerne pas, mais tout en vaquant à mes études, j’ai entendu votre conversation.
– Et quelle est votre opinion ?
– L’humble instituteur que je suis n’est pas qualifié pour juger des affaires royales, et je suis bien embarrassé pour donner mon avis. Certes, l’attitude de la princesse Éva est infiniment regrettable. Néanmoins, je pense que Son Altesse a prononcé ces paroles malencontreuses sous la pression de la colère, et qu’elles ne sont pas le reflet de sa pensée. »
Hélas, c’est en vain que le philosophe avait tenté de tempérer la situation. Éva donnait libre cours à sa haine, si longtemps réfrénée :
« Ce sont des paroles qui blessent et qui tuent. Mais j’ai trop longtemps attendu pour les dire. Comme un volcan retient son feu dans le ventre de la terre, j’ai laissé ma colère et ma haine s’échauffer au fond de mon cœur, jusqu’au jour où la masse de rochers cède sous la pression de la lave. C’est maintenant le jour de l’éruption, et le jour de la dévastation.
– Le roi Waldemar n’a plus de filles, répondit le père, des sanglots dans la voix, et la Syldurie n’a plus de reine. Une telle trahison ne peut se concevoir. Maître Wladimir, rédigez s’il vous plaît l’acte qui écartera la princesse Éva de ma succession au royaume. Je n’aurai plus qu’à signer de mon sceau.
– La royauté ne m’intéresse pas, dit la princesse avec dédain.
– Puis-je suggérer à Votre Majesté de surseoir son jugement, le temps de laisser retomber les passions ?
– Je vous en prie, maître Wladimir. Cette décision est cruelle pour moi aussi. »
Obéissant à son roi, Wladimir tira du tiroir du bureau où il travaillait une feuille de ce même papier à en-tête royal qui offrait à Lynda une richesse presque intarissable. Celui-ci allait porter dans ses lignes la disgrâce d’Éva. Le servant rédigea, le roi signa. Le pli fut irrévocablement cacheté.
« Sire, avança le savant en lui tendant la lettre, permettez-moi seulement une question : qui vous succédera sur le trône de Syldurie ?
– Lynda.
– Lynda ne reviendra pas, insistait cruellement Éva. Elle est morte. »
Toutes ces émotions avaient donné à Waldemar un semblant de vigueur, son visage paraissait moins ridé, ses mains s’agrippaient aux accoudoirs de son fauteuil d’invalide et il paraissait même oublier sa paralysie et tenter de se tenir debout.
« Lynda est vivante, riposta-t-il avec dans la voix l’assurance que donne l’espoir. Elle reviendra. Elle régnera. Et je pourrai la serrer dans mes bras avant de mourir.
– Et si elle ne revient pas ?
– Au cas où ma pauvre fille aurait raison, et si je meurs avant son retour, Dieu décidera entre une nouvelle dynastie ou une république. »
Créez votre propre site internet avec Webador