ACTE V - la folie
Neuf ans plus tard (1869) Décor de l’acte II. Le ménage n’a pas été fait depuis plusieurs années. Des bouteilles vides jonchent le sol. Il ne reste qu’un seul tableau : le portrait de chez Casimir. Martignac, suivi de Lise, entre discrètement. Martignac, devenu vieux, a les mêmes traits que le vieillard du portrait.
Scène Première
MARTIGNAC – LISE
MARTIGNAC
Ne touche pas à la poignée de cette porte. Ta main y resterait collée, tant elle est sale.
LISE
Il s’en va sans verrouiller la porte. Il ne craint donc pas les voleurs ?
MARTIGNAC
Que reste-t-il à voler dans cette maison ?
LISE
Il y a donc si longtemps qu’une femme n’est pas venue dans ce bouge ? C’était un appartement si agréable et de si bon goût. Voilà donc ce que Félix en a fait. Quelle déchéance !
MARTIGNAC
Aurai-je dû te laisser revenir ici ? Que de pénibles souvenirs sont attachés à cet endroit !
LISE
Cette démarche ne rime à rien, je le sais bien, mais depuis que nous nous sommes séparés, je n’ai pas pu détacher ma pensée de mon cher époux. Je l’ai toujours aimé tel qu’il était quand nous nous sommes rencontrés. Tout en me peignait, il me déclarait son amour, et moi, jeune innocente, j’en suis tombée profondément amoureuse. Je croyais pouvoir enfin me défaire de cet amour, mais cinq années de rupture ne sont pas parvenues à l’effacer. Il ne s’est pas remarié, n’est-ce pas ?
MARTIGNAC
Non point. D’ailleurs, quelle femme aurait voulu épouser un vieux peintre dégénéré, ruiné et alcoolique par surcroît ?
LISE
Ah ! Cher Paul, que ces paroles me font de mal !
MARTIGNAC
Pardonne-moi. J’essaie seulement de te comprendre.
LISE
Je veux revenir aux sources de mon unique amour, car j’y crois encore. S’il est mort, j’ai l’espoir de le ressusciter. Félix était autrefois si bien nommé ! Il était célèbre, riche et heureux. Nous n’avions rien à craindre des vicissitudes de la vie, ni la faim, ni la guerre, ni la mort n’auraient pu nous effrayer. Félix, par moment, se prenait lui-même pour un dieu, c’est bien la seule ombre au tableau de notre bonheur. Il prétendait apporter sa contribution à la création du monde. Quand il m’a envoyé auprès de Landrieux porter cette annonce, je n’y ai rien compris et il s’est refusé à me fournir toute explication : cela me regarde, c’est entre ma muse et moi. Soit. Sa muse est plus proche de lui que sa propre épouse. Je me suis dit que c’était normal pour un artiste et que j’avais tort de m’en inquiéter. J’ai simplement cru qu’il estimait avoir suffisamment servi cette muse et que, bien qu’assez jeune encore, il aspirait à sa retraite. Il avait d’ailleurs suffisamment amassé d’argent en vendant ses portraits pour que nous vivions confortablement sans plus avoir à nous plier aux caprices de ses commanditaires. Un soir, alors que nous achevions le dîner, il s’est mis à peindre le plateau de fromages. Le lendemain, il a peint la coupe de fruits qui trônait sur la table. « Mon art a pris un grand virage, » disait-il. Il prenait son chevalet, sa palette et ses toiles, et il s’en allait peindre à travers les rues, les bords de Seine, les églises, les fortifications, le bois de Boulogne. Puis, Paris ne suffit plus à son inspiration. Il partait régulièrement pour Barbizon et n’en revenait qu’au bout d’une ou deux semaines. Il y peignait la campagne gâtinaise, et surtout la forêt de Fontainebleau. Il peignait des rochers de grès gris. Étrange forêt : des rochers en forme de tortue, des rochers en forme d’éléphant… Un jour, il se brouilla avec Camille Corot et ne retourna plus à Barbizon. De même, il rompit toute relation avec cette société qui lui était si chère. Il cessa de peindre, mais il commença à boire. Quand il rentrait ivre, il me battait. J’ai d’abord, par amour, accepté les coups, priant Dieu de délivrer mon cher mari du démon qui le possédait. Mais j’eus beau prier, la boisson le détruisait de plus en plus. Il partait sans me dire où il allait. La seule chose que je sais, c’est qu’il y dilapidait l’argent du foyer. Cette situation était devenue insupportable et, tout en pleurs et en chagrin, j’ai finalement demandé le divorce.
MARTIGNAC
Et tu reviens vers lui aujourd’hui ? Crois-tu que tes prières seront plus exaucées qu’autrefois ?
LISE
Tout ce que je sais, c’est que je rêve chaque nuit de naufrage. Quand le navire est sur le point de s’abîmer, il reste un homme sur le pont, un seul homme, c’est Félix, et il m’appelle : « Lise, au secours ! Sauve-moi, je t’en supplie ». Puis le marin disparaît dans les flots. Est-ce que cela signifie que je viens trop tard pour le sauver ?
MARTIGNAC
Je l’ignore. Je ne crois pas aux rêves prémonitoires. En tout cas, ta démarche est honorable. Moi aussi, je désespère en voyant la déchéance de mon ami. Il est demeuré insensible à mes conseils et à mes exhortations. Il a fini par se séparer de moi avec des insultes. Il ne tolérait plus la voix de la sagesse. Je l’ai revu lors d’une vente aux enchères publique. Il y a acheté un tableau pour un prix… Je n’ose pas le dire. Il n’a pas même voulu me saluer. Il m’a été dit que lorsqu’il n’est pas à la taverne, il fréquente toutes les salles de ventes. Il achète, il achète très cher.
LISE
Voilà la façon dont il saborde son navire.
MARTIGNAC
Et ces tableaux pour lesquels il s’est ruiné, je m’attendais à les trouver ici. Où sont-ils donc ?
LISE
Rien, hormis ce vieillard trouvé chez un brocanteur. C’est extraordinaire, maintenant que nous avons vieilli. Il te ressemble tout à fait.
MARTIGNAC
C’est la remarque que j’ai faite quand il l’a introduit chez lui.
(Entre Félix, ivre, tenant une bouteille à laquelle il boit au goulot.)
Scène II
MARTIGNAC – LISE – FÉLIX
FÉLIX
Une tite gorgée pour Goya… Une gorgée pour Veslaquez… Velasquez… encore une, pour Al… Alb… Albere… pour Dürer… Et pour qui celle-là ? – Pour Théopotopotorastapopoulos… le Grec…
LISE
Quelle tristesse !
FÉLIX
Mais tous ces gars-là, c’étaient rien que des rapins, des barbouilleux. Ils ont fait leur temps. Place à la peinture moderne. Savez-vous qui je suis, m’sieur-dame ? Je suis Lecléantaud, Lecléantaud Félix, Félix Lecléantaud, le plus grand artiste de tous les temps. Quand on parle de peinture, on ne retient qu’un seul nom : Lecléantaud.
MARTIGNAC
Mon pauvre ami !
FÉLIX
Je ne suis pas pauvre, et je ne suis pas votre ami. Je suis le grand Félix Lecléantaud, en personne. Ça vous épate, ma petite dame ?
LISE
Félix, es-tu saoul au point de ne pas me reconnaître ? Je suis Lise ? Tu m’appelais Lison, ou Lisette. Nous avons vécu tant de belles années ensemble.
FÉLIX
Ah oui ? Et qu’est-ce que tu viens faire ici, la vieille ? Me donner des leçons de morale ? Il faut que tu arrêtes de picoler ! Il faut que tu ranges ta chambre, que tu passes le balai, la serpillière… Mais de quoi je me mêle ? Va donc te faire aimer !
MARTIGNAC
Félix ! Il suffit ! Un peu de respect !
FÉLIX
Quoi ? Qui es-tu à venir chez moi, comme ça ? Est-ce que je t’ai invité ? Mais oui ! Tu es le grand-père du tableau. La dernière fois qu’il est sorti de son cadre, c’était pour me donner du pognon, beaucoup de pognon. Si c’est pour cela que tu viens…
MARTIGNAC
Je ne suis pas le bonhomme du tableau, je suis Paul Martignac.
FÉLIX
Martignac ! Et tu viens me donner des leçons de peinture ? Mais je n’en ai cure, de tes leçons, mon petit père, pas plus que des leçons de conduite de ma rombière. Je suis mon seul maître, je suis un dieu, et un dieu ne reçoit de leçons de personne. Vous m’entendez ? De personne.
LISE
Que tout cela me fait mal ! Il vaut mieux nous en aller.
FÉLIX
Je ne vous retiens pas. Et toi, la peinture figée ? Pourquoi tu me regardes comme ça, avec ton air coucou… roucou… en pétard. Tu m’as bien rendu service. Des rouleaux ! Des tas de rouleaux ! Cent mille écus ! En francs, ça nous fait… beaucoup d’oseille. L’argent ne repousse pas. Dommage ! J’ai tout dépensé. Et si tu en avais encore ? J’en aurai tant besoin. Je dois acheter des tableaux, encore, encore, encore ! Les plus beaux sont les plus chers. Allons, donne-moi de l’or. C’est promis, je ne boirai plus et je recommencerai à peindre, comme autrefois.
(Il décroche le tableau et brise le cadre.)
Rien ! Rien ! Rien ! Tu ne vaux plus rien ! Tu ne seras jamais au Louvre en face de la Joconde. Tu n’es pas un Vinci, tu n’es qu’un Lambert, une vieille croûte à deux francs chez Casimir, et tu ne les vaux même pas.
(Il sort un canif et lacère la toile.)
Je me sens déjà mieux. Encore une rasade pour Lambert.
MARTIGNAC
Voilà ton point commun avec Michelangelo : tu as perdu la raison.
LISE
Allons-nous-en ! Dans l’état où il est, il finira bien par nous suriner l’un et l’autre.
MARTIGNAC
Sens-toi libre de partir. Je comprends. Moi, j’ai bien l’intention de demander des explications à cet individu.
LISE
Alors je reste.
FÉLIX
Des explications ? Tu veux savoir ? Eh bien ! je vais tout te dire avant de tomber ivre mort. Et d’ailleurs, cela soulagera ma conscience.
MARTIGNAC
Je t’écoute.
FÉLIX
Tu te souviens de l’église de Marseille ?
MARTIGNAC
De Marseille ?
FÉLIX
Ton copain Corot s’est amené dans mon exposition avec un paysage. Il y avait une église dans le décor.
MARTIGNAC
De Marissel.
FÉLIX
Oui, c’est ça, de Marissel. Quand j’ai vu cette toile, tu ne peux pas savoir. C’est comme si j’avais reçu un coup de couteau dans le ventre, et j’ai vu défiler toute ma carrière, j’ai revu ma jeunesse. Je n’avais que faire de la critique, je n’avais cure de la mode, j’acceptais la pauvreté parce que je ne pensais qu’à mon art. Et puis, j’ai trouvé cet argent miraculeux. Quel usage en ai-je fait ? Pourquoi n’ai-je pas jeté tous ces écus dans la Seine ? Ils ont fait mon malheur. C’est ce maudit tableau à trois sous qui a fait ma ruine. Que ne l’ai-je brûlé ! Et alors, cette comtesse est venue avec sa Lise dont je suis tombé amoureux et que j’ai épousée.
LISE
Tu le regrettes à ce point ?
FÉLIX
La question n’est pas là ! Je suis devenu un galérien, esclave du monde, de la mode et du succès facile, mais j’y ai sacrifié toute ma sensibilité. Un automate armé d’un pinceau.
MARTIGNAC
Le rapport avec l’église de Marissel ?
FÉLIX
Nous y venons. C’est à sa vue que j’ai pris conscience de ma fausse route. Si seulement j’avais suivi tes conseils, cher maître, en vertu des progrès acquis au fil des années, j’aurais été capable de peindre d’aussi belles toiles que les siennes. Cette Psyché sans visage n’était-elle pas la plus belle des promesses ? Hélas ! Pressé par une sorte de démon, je n’ai peint que des visages sans vie. Alors, j’ai pris une décision sans appel. J’ai envoyé Lise à France-Matin porter l’annonce officielle de mon renoncement à ma carrière de peintre mondain.
MARTIGNAC
Comme tu as eu raison !
FÉLIX
Si tu savais ! Quel espoir ! Lise peut en témoigner. C’est comme si je naissais de nouveau. Je recommençais ma carrière artistique depuis le point zéro. J’étais rempli d’ardeur, imbu de mes nouvelles résolutions. J’ai commencé des natures mortes, des paysages, les endroits de Paris où j’aimais tant me promener. J’étais le plus heureux des artistes. Je me sentais libre, mais un doute a commencé à s’emparer de mes pensées. Comme une jambe cassée a besoin d’être rééduquée après sa guérison, ma main ne répondait plus à mon inspiration. C’est alors que j’ai commencé à fréquenter la fameuse école de Barbizon. Camille me prodiguait de précieux conseils. Hélas ! Mon orgueil ! Toujours l’orgueil ! Je n’ai pas supporté ses critiques, alors que je m’estimais le meilleur. Nous nous sommes brouillés et je n’ai plus remis le pied à Barbizon. Je me suis retranché du monde des arts. Vaincu par le désespoir, je me suis mis à boire. J’étais devenu si méchant ! Lise a fini par me quitter.
LISE
Je t’aime toujours, Félix. Si seulement tu me promettais…
FÉLIX
Il est trop tard. Puisque je ne sais plus peindre, il me reste au moins cette consolation. Mieux vaut acheter de belles toiles que d’en peindre de laides. Alors, j’ai hanté les salles de vente, et j’enchérissais, toujours, toujours, jusqu’à me ruiner.
LISE
Et si tu revendais quelques-unes de ces toiles, tu pourrais à nouveau vivre dignement. Ne désires-tu pas que je revienne à toi, et que nous reprenions notre vie en main, comme au temps de notre jeunesse ?
FÉLIX
Hélas ! C’est impossible ! Absolument impossible !
LISE
Pourquoi donc ? Je suis devenue trop vieille et je ne te plais plus ?
FÉLIX
Il n’y a pas que cela.
LISE
Je ne me sens pas très bien. Il faut que j’aille me rafraîchir le visage.
FÉLIX
Au fond du couloir, à gauche.
(Lise sort. On l’entend crier.)
J’avais dit : à gauche.
MARTIGNAC
Félix ! Qu’as-tu fait ? A-t-elle trouvé un macchabée dans ta baignoire ?
FÉLIX
Pire encore.
(Martignac sort rejoindre Lise ; ils reviennent, tenant chacun un tableau déchiré à coup de couteau.)
MARTIGNAC
Quelle explication as-tu à nous donner pour ceci ?
LISE
Le misérable ne dit rien.
MARTIGNAC
Celui-ci est signé Corot. C’est donc ainsi que tu te venges des peintres qui t’offensent en étant meilleurs que toi.
LISE
Une cinquantaine de toiles, profanées comme celles-ci. Le mien est signé Manet. Il y a aussi un Renoir.
MARTIGNAC
Voilà ce qu’il a fait de son talent ! Félix ! Un don si précieux ! Tu es allé l’enterrer au plus profond qu’un mineur puisse creuser. N’espère pas entrer un jour dans la joie de ton maître.
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