Chapitre IX - Métamorphose
Un semestre d’inaction s’était écoulé pour Périklès qui, fort heureusement, commençait à reprendre une vie normale, en dépit de son infirmité.
Hélèna ne voyait pas d’un très bon œil le nouveau train de vie de son mari qui avait fait bon usage des largesses de Samantha. Quel contraste entre la Zastava rouillée, ternie et cabossée à l’instar de la 403 du lieutenant Columbo et le rutilant cabriolet qu’elle seule était d’ailleurs en mesure de conduire ! Sa nouvelle maison ressemblait à un petit palais agrémenté d’un vaste parc et d’une piscine.
« Cela ne nous ressemble pas, disait-elle, n’avons-nous pas toujours insisté sur la supériorité des valeurs spirituelles aux valeurs terrestres ? Qui nous croira, maintenant que nous vivons le contraire de ce que nous prêchons ?
– Nous en avons déjà parlé : nous sommes appelés à la prospérité, non à la mendicité.
– C’est ce que prêche ta Samantha. Mais jusqu’à ce qu’elle vienne s’incruster dans ta vie, nous n’étions pas des mendiants. Dieu pourvoyait à tous nos besoins et nous étions satisfaits du nécessaire. Pourquoi tout a-t-il changé si vite ?
– D’abord, ce n’est pas “ma’’ Samantha : c’est la prophétesse, et tu devrais parler d’elle avec un peu plus de respect si tu ne veux pas qu’un jour elle te punisse.
– Parce que je devrais avoir peur de cette femme ! Je crains surtout le désordre qu’elle est en train de causer dans notre foyer. Autrefois, tu prenais la peine d’écouter mes conseils, tu disais que je possédais les qualités qu’il manquait à ton ministère, et inversement. Mais maintenant, je suis juste bonne pour la vaisselle. C’est elle qui m’a remplacée dans ta vie.
– Mais enfin, Léna chérie ! N’en avons-nous pas discuté ? Tu seras toujours la première dans ma vie, seulement… »
Périklès serra son épouse dans ses bras, impuissant devant sa tristesse. Pour la première fois, ils ne partageaient pas la même vision.
Lynda, quant à elle, avait donné la vie à une petite Léa, resplendissante de santé.
Ce dimanche était justement celui de la présentation de l’enfant : un culte ordinaire, présidé par Félix.
Depuis que Périklès était rentré d’Allemagne, une lourde atmosphère oppressait l’assistance. Les sorties d’église étaient d’ailleurs devenues moins conviviales. On rentrait directement chez soi sans les interminables embrassades d’autrefois. Les uns se réjouissaient, beaucoup s’indignaient du nouveau train de vie de leur berger. Il portait à présent une montre qui valait à elle seule le prix de la voiture de la plupart des paroissiens. Bien sûr, tous compatissaient à sa maladie, mais beaucoup estimaient que l’augmentation de ses richesses n’était pas proportionnelle à celle de son travail.
Périklès, assis au premier rang, s’ennuyait. Il pensait qu’il avait une mission difficile et devait se cantonner dans l’inaction. Pourquoi Dieu avait-il permis cet accident ? Samantha ne pouvait-elle pas le guérir ? – Elle le pouvait sans aucun doute. Elle voulait probablement éprouver sa fidélité.
Félix développa son sermon sur le texte de Proverbes 22.6 : « Instruis l’enfant selon la voie qu’il doit suivre ; et quand il sera vieux, il ne s’en détournera pas. »
Après avoir rappelé les textes de la loi de Moïse qui ordonnaient d’enseigner aux enfants les principes de la Torah, le prédicateur a introduit la question : est-il judicieux d’instruire aujourd’hui les enfants selon la foi de leurs parents ? N’est-il pas plus juste de leur laisser le choix ? Puis il conduisit son raisonnement : il est juste que nos enfants choisissent eux-mêmes ce qu’ils doivent croire. C’est pour cette raison que nous ne baptisons que des adultes. Mais il ne faut pas oublier que le monde qui nous entoure se chargera de leur enseigner l’impiété. En nous abstenant de donner à nos enfants une instruction religieuse, nous choisissons l’athéisme pour eux-mêmes. Ensuite, il ponctua son message d’instructions pratiques, de bons et de mauvais exemples : celui des enfants de Sodome,[1] celui de Timothée[2], celui de Martin Luther King et d’Henri Dunant, grands hommes élevés dans la foi. Il conclut avec celui de Samuel, prêté à Dieu dès l’enfance, qui demeura fidèle jusque dans sa vieillesse.[3]
À l’issue de son discours, il invita Lynda et Julien à s’approcher avec l’enfant. Il posa délicatement ses mains autour de la tête du nourrisson, puis il éleva cette simple prière :
« Seigneur Jésus, n’as-tu pas dit : “N’empêchez pas les petits enfants de venir à moi’’ ? Aujourd’hui, nous venons à toi et te présentons notre petite Léa, nous la plaçons sous ta protection, sous ton regard et sous ton amour. Garde-la dès à présent de tout mal et conduis-la durant toute sa vie, afin que dès sa jeunesse elle t’accepte comme Sauveur et se laisse diriger dans tes voies. Veille aussi sur Julien et Lynda, ses parents, et remplis-les de ta sagesse, afin qu’ils conduisent son éducation selon ta parole et ton dessein merveilleux. À ton nom revienne toute la gloire. Amen. »
Félix avait l’habitude de parler fort. Léa, qui ne comprenait rien à la situation, se mit à hurler. Julien la rassura en la secouant doucement dans ses bras.
La célébration terminée, l’assemblée se dispersa. Lynda prit le temps de saluer et de remercier Félix, puis elle aborda le pasteur :
« Alors, Périklès ? Comment va ta vue ?
– J’ai toujours bon pied, à défaut de bon œil. Tu sais, on s’y habitue. Je reprends une vie normale. Avec un champ visuel réduit à 70 %, il faut se réadapter. Malgré tout, je devrais bientôt recommencer à conduire.
– J’en suis ravie. À ce propos, je tenais à te dire que je n’aime pas ta nouvelle voiture, elle me rappelle ma vie dépravée d’autrefois.
– Quand on est fils de roi, il faut vivre comme des rois.
– C’est vrai que ta Zastava était à bout de forces, mais, tout de même, puisque tu veux vivre comme un roi, je te ferais remarquer que la reine, et je crois bien la connaître, n’a pas une voiture aussi luxueuse que la tienne. Elle en a pourtant les moyens, mais elle a d’autres priorités.
– C’est que tu n’as pas compris la théologie de la prospérité. Félix non plus, d’ailleurs. C’est un brave garçon, mais il n’est pas éclairé sur certaines vérités fondamentales. Fort heureusement, mon état de santé s’est amélioré, et je reprendrai bientôt mon ministère. Samantha Low m’a enseigné de précieuses doctrines, et je brûle d’impatience de vous les communiquer.
– Je n’ai rien compris ! Félix n’a rien compris ! Toi tu as tout compris parce que Samantha Low t’a tout expliqué !
– Samantha a fait de moi un homme nouveau. Elle m’a révélé la vérité : j’étais aveugle et maintenant je vois.
– D’un œil.
– Je t’en prie !
– Pardon ! Je ne voulais pas te blesser.
– Eh bien ! Tu m’as blessé.
– C’est vrai que tu as bien changé depuis que tu as rencontré cette femme. Où sont passées ta simplicité, ta patience, ta gentillesse, ton humilité ? Était-ce une bonne idée d’aller en Allemagne écouter ses conférences ?
– Je te ferais remarquer, ma petite, que c’était ton idée. J’ai obéi à tes ordres. Moi, je ne voulais pas y aller. Si cela te déplaît que j’aie trouvé la lumière, il ne fallait pas m’y envoyer, à Heidelberg.
– Ce langage insolent ne me convient pas du tout. Je te rappellerai qui je suis, si tu l’as oublié.
– Ton titre de reine ne te confère qu’une autorité politique. Et encore ! L’autorité spirituelle, c’est moi qui la détiens. Tu es la reine en Syldurie, et je suis le roi dans mon église.
– D’abord, ce n’est pas ton église. À moins que tu ne te prennes pour le Christ lui-même. L’Église n’est pas un bâtiment, elle est composée de pierres vivantes. C’est ce que toi-même nous as enseigné. Dans l’Église, il n’y a plus ni Juifs, ni Grecs, ni maîtres, ni esclaves.
– Maintenant, cela suffit ! D’ailleurs, l’apôtre Paul a dit : “Que les femmes se taisent !’’
– Tu me déçois, Périklès. Tu me déçois vraiment. »
Lynda quitta la salle à grands pas, embarqua précipitamment ses enfants et son mari dans la voiture familiale et démarra dans le style Magny-Cours.
« Tu m’as l’air d’une sale humeur, ma chérie.
– Je t’expliquerai. »
Très contrariée, elle alla trouver la consolation auprès de Wladimir, le philosophe de la cour, dont elle avait tant soit peu délaissé le conseil au profit de l’homme d’Église.
« J’étudie l’Ancien et le Nouveau Testament avec beaucoup d’intérêt, mais la lecture des textes sacrés ne m’a jamais conduit à la foi, certainement parce que je les ai lus avec mon cerveau plutôt qu’avec mon cœur. Sans être croyant, je suis favorable à la religion tant qu’elle apporte l’amour et la paix, et je la déteste quand elle apporte l’exclusion et la haine. Jusqu’ici, je me suis toujours réjoui du changement qu’elle avait apporté dans ta vie, et dans celle de ton père. Voilà qu’aujourd’hui, tu me demandes d’arbitrer sur des questions de doctrine et de pratique. Est-ce là la mission d’un philosophe ? N’y a-t-il pas suffisamment de théologiens ? Je déplore l’esprit de parti qui divise actuellement ton église. Je refuse de prendre position, ni pour toi, ni pour monsieur Andropoulos, encore moins pour cette Samantha Fox qui sème la zizanie dans votre groupe.
– Low, Samantha Low.
– D’ailleurs, permets-moi de te rappeler, une nouvelle fois à la sagesse de l’apôtre Paul : “L’un d’entre vous, lorsqu’il a un différend avec un autre, ose-t-il plaider devant les injustes, et non devant les saints ?”[4] »
Lynda montra une moue sévère à son interlocuteur. Elle reconnaissait en lui l’austère pédagogue qui lui avait autrefois infligé de si fastidieuses leçons de grec.
« Je ne te donnerai qu’un seul conseil, reprit Wladimir : Tiens-toi à l’écart de ces querelles de clocher. Saisis le bouclier de la foi et l’épée de l’Esprit, et continue à te battre contre l’injustice. Ne te trompe pas d’adversaire. Je te préviens, si jamais je te vois tirer cette épée contre tes frères, nous serons de nouveau ennemis.
– Il vaut mieux pour ton grade que nous restions amis. »
Lynda tourna les talons et s’éloigna fièrement, sans l’accolade dont elle avait coutume de le saluer. Son autorité royale avait été mise à mal à deux reprises.
Wladimir secoua la tête avec tristesse. Il lui semblait qu’en donnant cet avertissement, il avait, malgré lui, parlé en prophète.
[1] Genèse 19.4.
[2] 2 Timothée 3.14/15
[3] 1 Samuel 12.2
[4] 1 Corinthiens 6.1
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