Épilogue
Décor du premier acte.
BORIS - SMIRNOV - VOLODSKY - VASSILIEV - PANKRATOV - TROPHIME
BORIS
Ainsi s’écrit l’histoire. Sitôt Frida enterrée, nous avons intenté aux luthériens un procès exemplaire. Le pasteur Traube a été condamné à quinze ans de travaux forcés. Ivan et moi avons reçu les félicitations du Parti pour notre action héroïque dans la lutte contre le fanatisme religieux. Notre machination était admirablement ourdie. Admettez-le !
SMIRNOV
Nous l’admettons camarade. Envoyer crever un homme au goulag pour un crime que l’on a soi-même commis n’est pas à la portée du premier blouson noir venu.
VASSILIEV
Et te voilà pourtant enchaîné au banc des galériens à ramer avec nous.
VOLODSKY
Quel est le grain de sable qui a mis une si belle montre en panne ?
BORIS
Un grain de sable appelé Nadia.
VOLODSKY
Ah ! Les femmes ! Elles sont si rusées, si dangereuses !
BORIS
J’ai offert un superbe bijou à la grande girafe : Olga, celle qui m’avait un peu trompé sur son âge. Nadia en a conçu une jalousie féroce. Nous avons eu une violente altercation au terme de laquelle je l’ai chassée. Elle s’est cruellement vengée, la petite vipère. Elle m’a livré aux mains des autorités. Détournement de fonds, détournement de mineures. Le juge a trouvé que cela faisait beaucoup de détournements pour un seul homme. Je fus condamné à mon tour.
PANKRATOV
Ils avaient creusé une fosse devant moi, ils y sont tombés.[1]
BORIS
Je n’y moisirai pas, dans cette fosse. D’autant plus que j’ai rendu de grands services au Parti, et à son idéologie antichrétienne. Ils m’ont laissé condamner pour calmer les passions. Je vais bientôt sortir.
VASSILIEV
La Grappe n’a pas survécu longtemps à nos terribles conditions d’emprisonnement. Il est mort ici même. Le savais-tu ?
BORIS
Je l’ai appris. Dommage qu’il ait claqué si tôt. Je lui aurai demandé l’absolution.
PANKRATOV
Seigneur ! Donne-moi la force d’aimer un tel monstre !
TROPHIME
Retirons-nous à l’écart et prions.
SMIRNOV
Et qu’est-il arrivé au reste de sa famille ?
BORIS
Helena Traube a disparu sans dire où elle allait. Personne ne l’a revue. Des rumeurs prétendent qu’elle s’est remariée. Mais je ne puis le confirmer.
VOLODSKY
Et Olia ?
BORIS
Quant à Olia, nous lui avons bien fait comprendre qu’elle n’avait qu’à se taire si elle voulait rester en vie. Alors, elle s’est enfuie du kolkhoze. Elle s’est réfugiée à Alma-Ata où elle a commencé à travailler comme peintre en bâtiment. Elle a pu échapper quelques semaines à son destin. Et puis elle est tombée d’un échafaudage et s’est brisé la nuque.
VOLODSKY
Quel âge avait-elle quand elle s’est tuée ?
BORIS
Seize ans, ou dix-sept. Je ne sais plus.
VOLODSKY
Quelle cruelle issue !
SMIRNOV
Et tout cela pour couvrir les dépravations d’un homme.
VOLODSKY
Cet Ismaïlov est plus criminel que les meurtriers que nous sommes.
VASSILIEV
Ne vous avais-je pas suggéré que La Grappe était innocent ?
VOLODSKY
C’est vrai, Vassiliev.
SMIRNOV
Nous aurions dû t’écouter.
BORIS
Qu’avez-vous ? Pourquoi vous me regardez comme ça ?
(À partir de cette réplique, Smirnov, Volodsky et Vassiliev s’approchent de Boris, l’air menaçants.)
SMIRNOV
Traube, c’était un saint, un martyr, et toi tu n’es qu’une ordure.
BORIS
Mais vous êtes fous ? Qu’est-ce qui vous prend ?
SMIRNOV
Tu as raison de dire que tu vas bientôt sortir d’ici : direction l’hôpital, avec tous les os broyés.
BORIS
Ne m’approchez pas ! Je vous préviens, j’ai des relations. Vous allez le regretter. Vous finirez tous à Sakhaline.
(Smirnov, Volodsky et Vassiliev saisissent Boris et s’apprêtent à le frapper.)
Ne me touchez pas ! Arrêtez ! Au secours ! Au secours !
(Le rideau tombe. On entend des coups et des cris.)
[1] Psaume 57.7
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