Chapitre XIII - Conseil de guerre
« Je vous remercie d’avoir répondu à ma convocation, » dit Lynda, parcourant des yeux les quelques amis réunis autour de la table, dans le salon panoramique.
« J’avais pensé inviter aussi le philosophe Wladimir, dont nous apprécions toujours les conseils, mais il a choisi la neutralité sur la question qui nous préoccupe. J’ai aussi convoqué Périklès, le principal intéressé, mais il a refusé de venir.
– C’est normal, répliqua Fabien, jovial, il ne tient pas à ce que tu lui exploses la tête. »
Une chanson française traversa son esprit, une chanson de Boris Vian qu’il commença à chanter à haute voix :
« Une bonne paire de baffes dans la g… »
Lynda lui fit comprendre du regard que l’heure n’était pas à la plaisanterie.
« Il m’a demandé de le représenter, corrigea Félix, il craignait de n’être pas le bienvenu.
– C’est moi qui l’ai convoqué ! Lynda haussait déjà le ton. Qu’il ne vienne pas se plaindre si nous avons pris des décisions sans lui ! Et cela ne le dispensera pas de fournir des explications sur sa conduite ».
Autour de la table étaient réunis, sur l’initiative de Lynda, quelques membres qui participaient activement à la marche de l’église, et qui n’avaient pas rejoint la secte de Samantha Low : Félix Houareau, son épouse et son fils Samuel, Julien, le couple Dufour, le marquis de Kougnonbaf, toujours célibataire, Elvire et quelques autres. Dimitri, conseiller juridique de la reine à titre officieux, avait été invité à se joindre au groupe.
Signalons au passage que la reine, qui avait financé les études de Dimitri et l’hébergeait dans le palais, attendait de lui une compensation. C’est lui qui, fil en main, chassait le Minotaure dans le dédale des lois syldures, lesquelles, rappelons-le, datent généralement de la féodalité. Elles ne sont pas classées, dans les livres officiels, selon un ordre logique, elles se contredisent souvent, leur ambiguïté permet de les interpréter en fonction du plaidant que l’on veut favoriser. Le roi Waldemar avait commencé à y remettre de l’ordre, mais il faudrait encore plusieurs années pour aboutir à un système législatif cohérent et démocratique. Presque chaque soir, Dimitri venait voir Lynda dans son bureau lui rendre compte de ses travaux. Quelquefois, ils s’entretenaient quelques minutes, quelquefois près d’une heure. Cela agaçait Julien, qui était devenu un prince consort dans la pire acception du terme : pendant que la reine régnait, le mari de la reine s’occupait des casseroles et des couches culottes.
« Tu passes plus de temps avec ton ancien amoureux qu’avec moi, se plaignait-il. C’est à se demander si vous ne faites rien d’autre que de discuter sur les lois syldures !
– Tu n’es qu’un vieux mari jaloux ! » répondait-elle en le couvrant de baisers.
« Je ne perdrai pas de temps en préliminaires, dit Lynda pour introduire la réunion : Que pensez-vous du pasteur Andropoulos, et du mouvement spirituel qu’il représente, le Réveil de Heidelberg ? »
Chaque participant hésitait à répondre, et pourtant, ils étaient tous du même avis : le Révérend Andropoulos avait complètement fondu les plombs.
« Résumons-nous, reprit-elle. Il y a environ six mois, alors que tout le monde ici me bassinait les oreilles avec le “Réveil de Heidelberg’’ sans savoir de quoi il retourne, j’ai envoyé Andropoulos en Allemagne pour me faire un rapport impartial. Malheureusement, il revint en Syldurie malade, et contraint à une certaine inactivité. Sans déclarer publi-quement sa position, il laissait comprendre à son entourage et à moi-même qu’il avait été très impressionné par la soi-disant prophétesse et qu’il adhérait à son mouvement. Personne n’avait compris les tenants et les aboutissants de ce prétendu réveil, mais tout le monde s’attendait à du changement. Nous n’avons pas été déçus !
– Notre cher frère Périklès a été manipulé psychiquement par cette fausse prophétesse, qui est probablement une adepte du spiritisme, intervint Félix, qui parlait avec douceur, mais avec fermeté. Elle a, malheureusement, aveuglé un nombre impressionnant de chrétiens sincères. Le Seigneur nous a prévenus que dans les derniers temps s’élèveraient de faux Christs et de faux prophètes.[1] Samantha Low est à la fois une fausse prophétesse et un faux Christ, puisqu’elle enseigne qu’elle accomplit l’œuvre inachevée de Jésus pour notre salut. C’est bien ce que j’ai entendu de la bouche de Périklès. C’est une hérésie extrêmement grave, car il est écrit : “Il n’y a de salut en aucun autre ; car il n’y a sous le ciel aucun autre nom qui ait été donné parmi les hommes, par lequel nous devions être sauvés.’’ [2] Périklès, à son tour, et par une forme de magie, a manipulé une grande partie de son auditoire. Ce n’est pas la manière d’agir de l’Esprit de Dieu.
– Je n’ai pas, comme toi, fréquenté l’Institut Biblique de Nogent, dit Lynda, et je me sens un peu larguée. Peux-tu m’expliquer à quoi rime leur langage bizarre ?
– La glossolalie !
– La grosse Eulalie ?
– Glos-so-la-lie.
– Si tu le dis !
– Le jour de la Pentecôte, tu sais cela, bien entendu, le Saint-Esprit est venu sur l’Église et s’est annoncé par certaines manifestations. Depuis cet événement, et à plusieurs reprises, les chrétiens ont pratiqué la xénoglossie, c’est-à-dire que l’Esprit-Saint leur permettait de parler des langues étrangères sans les avoir apprises.
– De quoi faire couler la boutique Assimil interrompit Fabien.
– Mais ces signes ont été donnés pour une période et des circonstances déterminées. Toujours est-il qu’en tout temps, des chrétiens ont voulu les rétablir. Ce fut le cas des montanistes, au deuxième siècle, et, au vingtième siècle, du mouvement de Pentecôte, qui est encore très actif aujourd’hui. Je suis pour ma part assez réservé sur la question, mais je dois reconnaître que les pentecôtistes ont le mérite de fonder leur doctrine sur des bases bibliques. La glossolalie a été, malheureusement, récupérée par toutes sortes de mouvements se revendiquant du Saint-Esprit, et de plus en plus éloignés de la doctrine évangélique. »
Le débat traînait en longueur, Lynda s’énervait.
« Virons Andropoulos, et nommons Félix à sa place, » proposa Ottokar, d’un ton énergique.
Félix répondit :
« Selon nos statuts, il faut la signature des deux tiers des membres pour destituer le pasteur, et plus de la moitié est de son côté. D’autre part, ce n’est pas d’une sanction dont Périklès a besoin, mais de nos prières.
– Alors, suggéra Elvire, laissons-le glossolalir avec son équipe de glossolalisseurs, et trouvons-nous un local dans lequel nous pourrions nous réunir en paix, et je vous propose la candidature de Félix, comme nouveau pasteur.
– Mes amis, ne choisissons pas la facilité. Quelle image donnerons-nous à la ville et aux incroyants : une église qui a tellement de problèmes que les gens ne s’acceptent plus et en viennent à se diviser. Qui se laissera convaincre, dans ces conditions, de devenir chrétien ? De plus, en abandonnant la place, nous nous avouons vaincus et offrons toute liberté à l’hérésie de se propager. Tant que cela nous est possible, demeurons sur le terrain, saisissons le bouclier de la foi et l’épée de l’Esprit, non pas contre nos frères, mais contre le pouvoir des ténèbres. Combattons et prions. L’esprit de mensonge ne résistera pas longtemps à l’Esprit de vérité.
– Je vais me remettre à la musculation, rétorqua Lynda. Si je descends à Heidelberg, cette Samantha Low va savoir que je suis à la fois un agneau et une lionne.
– Il y a un bon moment que je ne me suis pas livrée à une activité contondante, enchérit Fabienne, tu peux compter sur ma collaboration.
– Ne fais pas de bêtises, ma petite reine. As-tu lu dans les Évangiles que Jésus chassait les démons à coups de poing ? Notre ennemi, c’est le diable, notre arme, c’est la prière.
– Il n’empêche que j’aimerais quand même aller lui casser la figure ; un tout petit peu !
– Je vais parler à Périklès, je pense qu’il acceptera mon idée pour calmer le jeu : diviser la célébration en deux temps, de dix à onze heures, un culte orthodoxe, ouvert à tous, et après onze heures, un temps réservé à ses adeptes. »
La réunion se conclut par un moment de prière.
Lynda admirait la maturité spirituelle de Félix. Il était capable de tempérer les esprits en temps de crise. Elle savait qu’il avait raison, mais elle écoutait d’abord son tempérament. Quelque chose en elle lui disait qu’il y avait, derrière cette secte, bien plus qu’un enjeu spirituel. Elle ne se contenterait pas de s’infiltrer dans l’église de Syldurie, mais dans toute la structure du royaume. Elle voyait en Samantha sa pire ennemie, et l’idée d’en découdre avec elle l’obsédait.
Elle enfila un survêtement et remonta dans le grenier de son adolescence. Elle y allait encore de temps en temps, mais les impératifs de sa fonction lui laissaient peu de temps pour les activités sportives. Enlevant sa veste pour donner plus de liberté à ses bras nus, elle s’installa sur l’appareil qui allait reconstruire ses muscles laissés trop souvent au repos. Au bout de cinquante tractions, elle s’arrêta, baignée de sueur.
« J’étais plus endurante autrefois. C’est sans doute la royauté qui m’a ramollie ! »
Elle prit une photographie de la prophétesse que Périklès lui avait donnée et la colla soigneusement sur son sac de sable. Puis elle enveloppa ses mains dans ses gants de boxe et frappa le sac avec allégresse :
« À nous deux, Samantha ! Prends ça ! Et tiens ! Et tiens ! Et tiens ! »
[1] Matthieu 24.5 et 11
[2] Actes 4.12
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