Troisième tableau
Octobre 1811. La chambre de Macha. Macha est en train d’écrire.
Scène Première
MACHA
« Mes chers parents… »
Hélas ! que dire ?
Comment l’écrire ?
Ce jour pour moi si grand…
Il manque l’inspiration
Pour dire adieu, ma tendre mère,
Pour exprimer la douce guerre
Qu’a déclaré ma passion.
« J’écris le cœur serré, mais je dois vous quitter… »
Non, cela ne va pas. « Cher père,
Le cœur plein de chagrin, rompu par la misère,
Cette missive, hélas ! devrait vous attrister… »
Ils m’aiment tant, je le sais bien !
Il faudra néanmoins leur laisser ce message.
Et ce rêve, Seigneur ! Quel sinistre présage !
« J’épouse Vladimir, mariée, je reviens
Me jeter dans vos bras supplier à genoux.
Vous nous pardonnerez, car vous êtes affables.
Si c’est crime d’aimer, nous sommes deux coupables.
Ayez compassion pour vos humbles époux.
À bientôt, chers parents. Je vous aime toujours. »
Cette lettre n’est pas de bonne rhétorique,
Ni baroque ni romantique.
Adieu Nénardovo, confortable séjour.
v
Voilà cette lettre achevée. Signons. Cachetons. Attendons.
Le cauchemar de cette nuit dernière me tourmente.
v
Je partais retrouver mon époux,
Mais voici mon père en son courroux.
La barbe hirsute, quelle allure !
M’empoignant par la chevelure ;
– Et la neige aveuglant mes yeux –
Et comme un vieil ours furieux
À bas de son traîneau me jette
Et me rosse comme une bête
– Et la neige aveuglant mes yeux –
Quand se déchaînent tous les vents,
Hurlant et sifflant, lancinants,
Il me précipite en un gouffre
Empestant la mort et le soufre.
– Et la neige aveuglant mes yeux –
Brisée par des liens de fer,
J’ai cru retrouver en enfer
Les démons ivres de colère.
Autour de moi je vois la guerre ;
J’appelle, éperdue : Vladimir !
Rêve maudit, vas-tu finir ?
Étendu sur la neige rouge,
Noyé de sang son corps ne bouge.
Un sabre l’a coupé en deux
– Et la neige aveuglant mes yeux – .
v
(Entre Olia.)
Scène II
MACHA – OLIA
OLIA
Es-tu prête, Macha ?
MACHA
Oui, Olia, je suis prête. Comme tu me l’as recommandé, au moment de passer à table, j’ai prétexté une migraine, et j’ai demandé à me retirer dans la chambre. J’ai préparé ma valise, et n’y ai mis que le nécessaire. J’ai écrit une lettre pour mes parents. Oh ! qu’elle fut pénible à écrire, cette lettre ! Comme je vais leur faire de peine ! Mais j’en suis consciente. Quand nous serons mariés, je crois qu’ils me pardonneront et que tout rentrera dans l’ordre.
OLIA
Il faut l’espérer.
MACHA
J’y crois de tout mon cœur.
OLIA
Mais ce vent qui se lève et ce ciel qui s’obscurcit…
MACHA
Nous aurons peut-être un peu d’orage.
OLIA
Plus qu’un orage, j’en ai bien peur. Nous risquons un bourane.
v
Quand se lève le bourane,
Chacun fuit dans sa cabane
Et le moujik dans les champs
Court s’abriter. Il est temps !
Quand se lève le bourane.
Quand se lève le bourane,
Et les bêtes et les gens,
Et sans perdre un seul instant,
Chacun fuit dans sa cabane
Quand se lève le bourane.
Et quand souffle le bourane
Les routes et les sentiers
Disparaissent en entier,
Et le voyageur s’égare
Et la terreur s’en empare
Lorsque souffle le bourane.
Lorsque souffle le bourane,
Chacun fuit dans sa cabane,
Malheur à la caravane !
La congère, monstre blanc
L’engloutira dans ses flancs.
Lorsque souffle le bourane.
v
Oui mon enfant, c’est vraiment dangereux de sortir en plein bourane. Ce vent soulève des montagnes de neige. Non seulement les voyageurs s’égarent, mais des caravanes entières ont été recouvertes en un instant par ces dunes froides. Et c’est la mort. Tu ne devrais pas prendre un tel risque. Veux-tu absolument te marier cette nuit ? Ne peux-tu pas attendre un autre jour ?
MACHA
Non, Olia, ma servante et mon amie, je ne puis attendre un jour de plus. Tout est prêt à l’église de Jadrino, Vladimir m’attend déjà avec le pope. Et puis, Tériochka est un très bon cocher. Il a bravé déjà bien des tempêtes, et jamais il ne s’est égaré.
OLIA
Nous verrons ce qu’il en dira. Le voici justement.
Scène III
MACHA – OLIA – TÉRIOCHKA
OLIA
Ah ! Tériochka ! Fais comprendre à cette amoureuse écervelée qu’il n’est pas prudent de sortie maintenant avec ce bourane qui se prépare.
TÉRIOCHKA
Allons ! J’en ai vu d’autres. Je promets de conduire Macha saine et sauve à Jadrino. Nous avons le temps de parcourir ces cinq verstes avant d’être pris dans la tempête ; mais nous devons partir tout de suite.
v
Mon traîneau est prêt à vous recevoir,
Ne craignant le vent, le froid ni le noir.
Donnez votre main, jeune demoiselle
Et votre cocher, serviteur fidèle
Vous installera confortablement,
Il vous mènera jusqu’à votre amant.
MACHA
Oui, Tériochka, partons tout de suite
Et que tes chevaux volent au plus vite !
TÉRIOCHKA
Je suis votre guide, votre protecteur ;
Le péril est grand, vous n’avez pas peur.
Malgré la tourmente, et malgré la brise
On vous mariera sans faute à l’église.
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