Acte II
Illustration : Stéphanie Lebeau.
Les montagnes, à la frontière du royaume de Fergon. Une prairie. Une lauzière délabrée dans le décor.
Premier tableau
À l’extérieur de la lauzière.
Scène première
LE MONTAGNARD
(Le montagnard porte un cor alpin.)
Yodelé, Yodeléï
Quelle agréable journée !
Le ciel si bleu, le vent si doux
Sous le soleil du mois d’août
C’est une heureuse randonnée.
Yodelé, Yodeléï
Yodelé, Yodeléï
Au milieu de la verdure
Nul ne viendra me quereller
J’ai plaisir à m’isoler
Seul au milieu de la nature.
Yodelé, Yodeléï
Yodelé, Yodeléï
Éveillant monts et vallées,
L’écho répond à mes chansons,
À la tierce, à l’unisson,
La mélodie s’en est allée.
Yodelé, Yodeléï
Yodelé, Yodeléï
(Le montagnard joue de son instrument. Choudasté et Choudago, accompagnés de la fanfare dirigée par Silasol, s’approchent.)
Quel est ce bruit dans le lointain
Écoutez-moi ce tintamarre.
Qu’ai-je à faire d’une fanfare ?
Quelle musique de crétins !
Yodelé, Yodeléï
Je n’ai point besoin d’orchestre,
D’accordéon ni de biniou,
D’aucune leçon de vous
Pour souffler dans mon cor alpestre.
Yodelé, Yodeléï
Yodelé, Yodeléï
(La fanfare se rapproche et couvre la tyrolienne.)
❖
À la fin, c’est insupportable ! Quelle est cette bande de malappris qui viennent jusqu’ici me briser les rotules, en plus des oreilles ? Nos montagnes s’étendent jusqu’à l’infini, ou peu s’en faut, et il faut justement qu’ils viennent par ici ! je n’en peux plus de les entendre. Allons-nous-en !
❖
Scène II
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO – SILASOL – CHŒURS de musiciens
SILASOL
La fanfare
En a marre.
CHŒURS
Au pas cadencé
Nous avons assez
D’arpenter cette montagne,
Et la fatigue nous gagne.
LE JOUEUR DE SOUBASSOPHONE
Avec cet engin sur le dos,
Mon vieux soubassophone en do,
Croyez-vous que ce soit facile ?
SILASOL
Ne faites pas l’imbécile !
Eûtes-vous choisi plutôt,
Instrument à la mesure
De votre oisive nature,
Le triangle, on vous l’assure,
Ou la flûte piccolo.
CHŒURS
La fanfare
En a marre
Lassée de ces monts gravir.
Elle ne peut plus servir
Les pauses et les soupirs,
Les croches et doubles-croches,
Sons compter les anicroches.
Nous n’y pouvons plus tenir.
Votre royale fanfare
En a vraiment marre.
❖
CHOUDASTÉ
Ainsi, vous voulez rentrer chez vous ? Le roi vous avait pourtant ordonné de nous escorter jusqu’à ce que nous ayons trouvé l’enfant et sa harpe.
SILASOL
Nous avons fouillé tout le royaume en pure perte. Qu’espérez-vous trouver dans ces montagnes ? La ligne de crêtes forme la frontière. Il n’y a que ce taudis que nous n’avons pas visité. Il n’y a pas plus de harpe que de tambour à piston. Nous dirons au roi que nous n’avons pas trouvé.
CHOUDAGO
Il vous fera pendre.
SILASOL
Ça nous est égal. La caisse claire donne le rythme. En avant ! Une, deux.
(La fanfare s’éloigne en jouant.)
Scène III
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO – DARIANA
CHOUDASTÉ
Les musiciens ont raison. Nous avons ratissé tout le pays, depuis Dan jusqu’à Béer-Shéba, sauf cette bicoque.
CHOUDAGO
Nous n’y trouverons rien. D’ailleurs, je suis épuisé.
CHOUDASTÉ
Moi aussi, et je meurs de faim.
CHOUDAGO
Redescendons dans la vallée.
CHOUDASTÉ
Écoute !
CHOUDAGO
Quoi ?
CHOUDASTÉ
N’entends-tu rien ?
CHOUDAGO
Non.
CHOUDASTÉ
Une toute petite voix de soprano.
CHOUDAGO
Oui. Une chanson dans la montagne. Cela nous change de ces bourrins avec leur hélicon.
CHOUDASTÉ
Pon, pon, pon pon...
(La chanson de Dariana se rapproche. La jeune bergère apparaît enfin sur scène, avec quelques moutons.)
❖
DARIANA
Dans ma blonde crinière
Sans aucune manière
S’amuse le vent
Ma longue toison bouclée
Caresse ma peau hâlée
Au soleil brûlant.
Seule, cachée par les herbages
Au milieu de mes pâturages,
J’aime la chanson du ruisseau,
J’entends la brise en l’arbrisseau.
L’onde dessine mon visage,
Me réjouit de sa fraîcheur,
Mon front se couronne de fleurs
Et je contemple mon image.
Je suis la belle Dariana.
Loin des rues de la ville
Mon sommeil est tranquille
Quand survient la nuit.
Et sous la voûte étoilée
Une fantasque nuée
Voyage sans bruit.
Mes brebis me donnent la laine
Pour en protéger la vilaine
De la honte et la nudité,
Des frimas la brutalité.
De leur lait je fais mon fromage
Et me substante de pain gris.
J’ai mon festin d’un grain de riz
Et de pissenlit mon potage.
Je suis la pauvre Dariana.
Quelle clarté m’inonde !
Tant de joie dans ce monde !
Et tant de bonheur !
J’y établis mon empire,
C’est la vie que je désire,
Au milieu des fleurs.
Malgré mes douleurs et mes peines,
Je suis plus riche qu’une reine.
Je possède la liberté,
Ce beau trésor immérité.
J’ai pour moi toutes ces prairies,
Personne ne vient m’y troubler.
Qui voudrait ici m’accabler ?
Seule en tes montagnes chéries,
Tu es heureuse, Dariana.
❖
CHOUDASTÉ
Quelle jolie voix ! Si cet imbécile de Silasol était resté dix minutes de plus, il l’aurait engagée dans sa chorale.
CHOUDAGO
Elle est très jeune.
CHOUDASTÉ
Elle est belle. Quel dommage qu’elle soit aussi mal habillée !
CHOUDAGO
C’est une bergère, pas une marquise.
CHOUDASTÉ
Elle nous donnera bien un peu de lait de ses brebis, si nous le lui demandons gentiment.
CHOUDAGO
Allons-y !
❖
DARIANA
Quelle clarté m’inonde ! Tant...
(Un lion rugit.)
Allez, viens, je t’attends.
(Le lion apparaît. Les moutons se cachent derrière Dariana qui lui fait face.)
❖
CHOUDAGO
Cette pauvre enfant est perdue. Qu’y pouvons-nous faire ?
CHOUDASTÉ
Il n’y a pas assez de viande pour un lion dans une petite fille. Quand il aura fini son entrée, nous lui servirons de plat de résistance. Sauvons-nous !
CHOUDAGO
Pas si sûr, regarde un peu.
(Le lion s’apprête à attaquer Dariana. Celle-ci arme une fronde qu’elle porte à sa ceinture et abat le fauve.)
DARIANA
Je te l’ai bien descendu, celui-là !
❖
Je ne suis qu’une pauvre fille
À la fois fragile et gentille,
Mais qui s’en prend à mes moutons,
Qu’il soit ours ou bien lion,
Craindra les feux de ma colère.
Il a beau menacer, rugir,
J’ai ma fronde pour l’estourbir.
Je l’abats d’une seule pierre.
Elle est terrible, Dariana.
❖
(Elle arme de nouveau sa fronde.)
Messieurs, je vous prie de garder une distance respectueuse. Ne vous avisez surtout pas de me toucher. Un pas de plus et je vous éclate la tête comme une vieille potiche.
CHOUDASTÉ
Tout va bien ! Nous sommes sous le règne de la confiance !
CHOUDAGO
Ne nous faites pas de mal. Nous sommes égarés et à bout de force. Donnez-nous juste un peu de pain, un peu de lait, et nous nous en irons.
DARIANA
Le soleil vient de disparaître derrière les montagnes. Seuls les nuages flamboyants trahissent sa présence. Il fera bientôt nuit. Vous ne pouvez pas redescendre dans la vallée maintenant ; vous allez vous rompre le cou. Allez, ne faites pas de manières, entrez dans ma hutte. Nous dînerons ensemble et vous y passerez la nuit.
❖
Deuxième tableau
À l’intérieur de la lauzière. Le décor est misérable, le repas est frugal.
Scène IV
DARIANA – CHOUDASTÉ – CHOUDAGO
DARIANA
Bienvenue dans ma lauzière,
Modeste maison de pierres.
Si vous cherchez le confort
Sous mon toit, vous avez tort.
Le sol de terre battue
La longue pierre étendue,
Une planche pour sommier,
Voilà tout mon mobilier.
Quant au repas, je regrette,
Pour agrémenter la fête
J’ai du pain noir et du lait.
CHOUDASTÉ
Mais c’est un dîner parfait.
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO
Oui, quel festin, quelle bombance !
Mets raffinés en abondance.
Nous sommes repus, satisfaits,
À l’hôtesse le plein respect.
❖
DARIANA
Je suis heureuse que vous ayez apprécié ce repas frugal, mais il fait déjà nuit. C’est l’heure d’aller au dodo.
CHOUDASTÉ
Mais nous ne saurions jamais tenir à trois sur ta planche.
DARIANA
Quoi ? Vous plaisantez, j’espère. Je vous donne une couverture à chacun et vous dormirez par terre. Je suis vraiment désolée, mais ma cabane est le seul hôtel de la région.
CHOUDASTÉ
Eh bien ! Pour la quatrième étoile au Michelin, c’est raté.
(Du coffre qui lui sert d’armoire, Dariana sort trois couvertures, ainsi qu’une harpe primitive. Choudasté et Choudago poussent des cris d’effroi en voyant l’instrument.)
DARIANA
Mais, ça ne va pas ? Qu’est-ce qui vous prend, tous les deux ?
❖
Quelle folie !
Que justifie
Un tel émoi
Et tant d’effroi.
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO
Quelle furie,
Quelle harpie
Nous a dirigés sous son toit ?
DARIANA
J’aimerais bien comprendre.
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO
Coquine, c’est pour nous pourfendre
Qu’avec ces dehors de bonté,
Ce semblant d’hospitalité,
Tu nous séduis, perverse
Et d’un arc nous transperce.
DARIANA
Vous êtes fous,
Je le confirme.
Votre caillou
Serait infirme.
Allez-vous-en !
Car je crains qu’à ce régime
Vous ne commettiez un crime
Et ne répandiez mon sang.
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO
Le nôtre gèle à ton audace.
Cette arme informe tu brandis.
Je crois que tu es un bandit.
Pourquoi cet arc a-t-il autant de cordes ?
(Dariana éclate de rire.)
DARIANA
Allons !
Cessons
Cette ridicule discorde.
Une seule corde suffit
Pour transpercer un abruti
Mais ma flèche mortelle,
Où donc est-elle ?
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO
Qu’importe,
Fuyons !
La porte,
Voyons...
Courons vers la vallée,
Campagne désolée.
Et tant pis
S’il fait nuit ;
Et tant pis
S’il fait noir.
DARIANA
Quel grand courage !
Il serait sage
De vous rasseoir.
Prenez-vous la pauvre bergère
Pour une indomptable mégère.
Ce diatonique instrument
Qui vous affole tant et tant
Mais n’a jamais tué personne
Ne peut blesser que vos tympans
Car ce sont cordes qui résonnent.
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO
Ah bon ?
DARIANA
Contre les loups, j’ai mon bâton,
Pour lutter, c’est très efficace.
J’ai quelques pierres en besace
Pour me défendre du lion.
S’ils me veulent chercher crosse,
Avec ce bon bois, je les rosse,
Mais pour tuer l’ennui, ma foi,
J’ai ma harpe.
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO
T’as ta quoi ?
❖
DARIANA
Eh bien ! ma harpe. Qu’ai-je encore dit qui vous met dans tous vos états ? Vous êtes vraiment des gens bizarres.
CHOUDAGO
Ce bout de bois tendu avec des fils de fer, ça s’appelle une harpe ?
DARIANA
Mais oui.
CHOUDASTÉ
Et tu sais en jouer ?
DARIANA
Évidemment. Vous voulez entendre ?
CHOUDAGO
Avec le plus grand plaisir. Une harpe !
❖
DARIANA
(Elle chante en s’accompagnant de sa harpe.)
Quel effroi vous égare ?
De ma harpe bizarre
Avez-vous si peur ?
Douze cordes bien tendues,
Une tessiture étendue,
Pour votre bonheur.
Une agréable mélodie,
Une délicieuse harmonie
S’envole par-dessus mes doigts.
De mes fines lèvres la voix
Se faufile, vibrante et claire.
Elle offre à chacun la chaleur,
Le réconfort et la lumière
Et l’espoir aux vives couleurs.
Brillante artiste, Dariana.
CHOUDAGO
Je n’ai plus mal à l’épaule !
N’en riez pas l’affaire n’est pas drôle.
Ce douloureux membre infirme et meurtri,
Ta musique l’a guéri.
❖
CHOUDASTÉ
Ainsi donc, tu es l’enfant que nous cherchons.
DARIANA
En quel honneur ?
CHOUDAGO
Tu as beau habiter le lieu-dit le plus reculé du royaume, tu as tout de même entendu parler de la maladie de notre bien aimé roi Fergon.
DARIANA
Le roi n’a cure de ma misère et je n’ai cure de sa maladie. Qu’il se prenne un médicament !
CHOUDASTÉ
Eh bien ! justement, le médicament, c’est toi.
DARIANA
C’est pour rire ?
CHOUDAGO
Un nommé Philippullus, qui se tient pour un grand prophète, a justement prophétisé que seul un enfant jouant de la harpe pouvait le guérir.
CHOUDASTÉ
Nous avons fouillé tout le royaume, tel une botte de foin, à la recherche d’une aiguille.
CHOUDAGO
Et cette aiguille, nous l’avons enfin trouvée : c’est la jolie Dariana, ici présente.
DARIANA
Messieurs, vous êtes des flatteurs ; je ne suis pas aussi belle que vous le prétendez.
CHOUDASTÉ
Viens avec nous, jeune bergère. Nous t’en supplions. Tu seras traitée comme une princesse, et tes parents pourront venir avec toi.
DARIANA
Mes parents ? Je n’en ai point. Si le lion m’avait tuée hier soir, personne ne m’aurait enterrée. Personne ne sait que j’existe ; je vis toute seule du lait de mes brebis.
CHOUDAGO
Justement. Philippullus n’avait-il pas précisé que cet enfant à la harpe devait être orphelin ?
CHOUDASTÉ
Il l’a dit, en effet.
CHOUDAGO
Alors, tu es bien l’élue qui sauvera notre roi.
DARIANA
Si je m’en vais avec vous, qui prendra soin de mes moutons ?
CHOUDASTÉ
Il y a suffisamment de prairies sur les terres du roi. Tes moutons viendront avec toi. Mais ne perdons pas un instant, Sa Majesté souffre depuis trop longtemps.
DARIANA
Toutes les aventures de ce soir m’ont épuisée. Allons dormir. Je réfléchirai cette nuit et vous donnerai ma réponse demain matin.
Ah oui ! juste un dernier détail.
(Elle trace un sillon dans la terre avec l’extrémité de son bâton.)
Qu’il ne vous vienne surtout pas la mauvaise idée de profiter de mon sommeil pour venir me tripoter. Je vous interdis de franchir cette ligne.
❖
Le cormier est un bois solide,
On en fait des roues de moulin.
Si vous voulez rester valide,
Ne jouez pas trop les malins.
Je ne permets pas qu’on me touche
Et si jamais vous essayez
D’effleurer ma peau de la bouche
Je saurai bien vous étriller.
À tous deux une bonne nuit,
Dormez en paix, dormez sans bruit.
Voyez bien ce trait dans la terre.
Ne passez pas cette frontière.
C’est du cormier, c’est du solide.
CHOUDASTÉ – CHOUDAGO
Il n’est pas inutile
De nous montrer dociles.
Son petit bout de cormier
Risquerait de nous cogner.
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