Les émotions du centurion

Les Émotions du Centurion

Saynète en 2 tableaux

 

 

Personnages :

Marcus : centurion
Claudius : légionnaire
Flavius : légionnaire

 

PREMIER TABLEAU

Une rue de Jérusalem.

CLAUDIUS

Ave Marcus ! Tu m’as l’air de méchante humeur, ce matin.

MARCUS

Centurion Marcus Cumulonimbus !

CLAUDIUS

Ave centurion Marcus Cumulonimbus ! Vous m’avez l’air de méchante humeur, ce matin.

FLAVIUS

C’est vrai qu’il n’a pas l’air jouasse, notre centurion.

CLAUDIUS

Qu’est-ce qui vous arrive, Centurion ?

FLAVIUS

On vous a vendu des fabas qui n’ont pas voulu cuire ?

MARCUS

Il m’arrive que j’en ai ras le casque, de ce métier.

 

CLAUDIUS

Nous aussi.

FLAVIUS

Ce n’est pas nouveau.

MARCUS

J’avais trois jours de permission. Je devais passer le viquendum à Césarée avec Priscillia et les enfants. Mon paquetage était déjà bouclé. Voilà qu’hier soir le bigus bossus en personne, Ponce Pilate, m’appelle dans son bureau : nous avons une crucifixion demain, qu’il me dit, et vous êtes affecté au service d’ordre.

– Mais, ma permission ?

– Je m’en lave les mains de votre permission, qu’il me répond. Vous pouvez disposer.

CLAUDIUS

Mince alors ! Une crucifixion ! Il décide ça comme ça ? À la dernière minute ?

MARCUS

Et moi qui leur avais promis de les emmener voir les gladiateurs ! Ce sont les petits qui vont être déçus ! Me voilà retenu dans ce bled jusqu’à samedi matin. Et le samedi, il n’y a plus rien qui circule, avec leur fichu sabbat ! Ah ! Fichu pays ! Quand je pense que j’avais demandé la Lusitanie.

FLAVIUS

Il fallait demander la Judée, ils vous auraient affecté en Lusitanie.

MARCUS

Arrêtez de faire le loustic, Flavius Altostratus. D’ailleurs, je vous rappelle que vous faites partie des réjouissances. Et vous aussi, Claudius Stratocumulus.

CLAUDIUS

Je m’en moque, je n’ai pas de permission.

FLAVIUS

Moi non plus.

MARCUS

Tout ça pour trois malheureux brigands ! Ils ne peuvent pas la faire sans moi, leur crucifixion ? Engagez-vous, rengagez-vous, qu’ils disaient !

DEUXIÈME TABLEAU

Golgotha.

MARCUS

Ici nous sommes bien placés.

CLAUDIUS

Qui sont-ils, ces trois gars qu’on crucifie ?

MARCUS

Comme d’habitude, des assassins, des pilleurs de caravane.

FLAVIUS

Et celui du milieu ? Pourquoi ils lui ont mis une couronne d’épines ?

MARCUS

Ah ! Lui ? C’est un peu plus compliqué. Il a dit qu’il allait détruire le temple et le reconstruire en trois jours, alors ça a vexé les rabbins.

FLAVIUS

Drôle d’idée ! Mais tout de même, on ne crucifie pas les gens pour ça. Il a dû faire quelque chose de plus grave.

MARCUS

En tout cas, il n’a tué personne. Il a dit aussi qu’il était le Fils de Dieu.

CLAUDIUS

C’est tout de même bizarre cette affaire. Il y a un écriteau au-dessus de sa tête.

MARCUS

 « Iesu Nasarensis rex ioudei. » Jésus de Nazareth, roi des Juifs.

CLAUDIUS

Drôle de fin pour un roi ! Et drôle de couronne !

FLAVIUS

Voilà ! C’est pour cela qu’on l’a crucifié. Il s’est autoproclamé roi, et ça n’a pas plu à Hérode.

MARCUS

C’est bien plus compliqué que cela. C’est rapport à la religion des gens du coin. Il a dit des choses qu’il n’aurait pas dû dire. Ce sont les pharisiens qui font la loi dans ce pays. Pilate a bien essayé de les calmer, mais tout le monde voulait sa peau. Il a même essayé de l’échanger contre Barabbas, le bandit. Mais le peuple n’a rien voulu savoir. La foule hurlait : « Crucifie-le ! » Alors Pilate, il n’a pas voulu faire d’histoires. S’il se produit des émeutes dans sa juridiction, ce n’est pas bon pour sa carrière. Il a pris une bassine d’eau, il s’est lavé les mains, et il leur a dit : « Je suis innocent du sang de ce juste. Ceci vous regarde. »

FLAVIUS

Quel carnage !

MARCUS

Vous en avez vu d’autres sur le champ de bataille.

FLAVIUS

Quand même, ça me fait quelque chose.

Voix de JÉSUS

Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.

FLAVIUS

Vous avez entendu ?

MARCUS

Je n’ai jamais entendu parler de pardon sur une croix.

 

 

CLAUDIUS

Moi non plus.

MARCUS

Cet homme-là n’est pas ordinaire.

CLAUDIUS

Et si c’était vraiment un roi ?

FLAVIUS

Un roi ne pardonne jamais.

MARCUS

Mais on dirait que la foule s’agite.

CLAUDIUS

C’est après lui qu’ils en ont.

Voix du PEUPLE

– Toi qui détruis le temple et le reconstruis en trois jours. Descends de ta croix.

– C’est vrai ! Qu’il se sauve lui-même, puisqu’il est venu sauver le monde !

FLAVIUS

Oui ! S’il est le roi des Juifs, qu’il descende de sa croix !

CLAUDIUS

Mais tais-toi donc, Flavius ! Tu ne sais même pas ce que tu dis !

MARCUS

Mais qu’est-ce qu’ils font ceux-là ?

CLAUDIUS

Ils sont en train de jouer aux dés.

MARCUS

Les jeux sont interdits pendant le service. Je m’en vais leur faire un rapport, moi. Ça ne va pas traîner ! Flavius, allez prendre leurs noms.

 

 

FLAVIUS

Pas question ! Je suis un deuxième classe comme eux. C’est vous le chef.

MARCUS

Bon. Nous réglerons ça plus tard.

FLAVIUS

Ils sont en train de jouer la tunique du crucifié.

CLAUDIUS

Ça me rappelle quelque chose cette histoire-là ! Quelque chose que j’ai lu… C’est ça ! C’est un de leurs poètes : David.

MARCUS

Vous lisez les poètes juifs, Claudius ?

CLAUDIUS

Ce n’est pas parce que je suis porteur de pilum que je suis béotien.

MARCUS

Moi aussi, j’ai essayé de lire leurs livres sacrés, la Torah, les Prophètes. Ce n’est pas facile à comprendre.

CLAUDIUS

Ce qui est extraordinaire, c’est que le poète parle de ses mains et pieds percés, comme si c’était lui-même qu’on crucifiait.

FLAVIUS

Mais c’est nous, les Romains, qui avons inventé la crucifixion. Pas les Juifs !

Voix de JÉSUS

Éli, Éli, lama sabachtani !

FLAVIUS

Qu’est-ce qu’il a dit ?

MARCUS

Je ne sais pas. C’est de l’araméen.

 

 

CLAUDIUS

Éli, ça veut dire : Dieu. Mon Dieu… Mon Dieu… Pourquoi ? Pourquoi m’as-tu abandonné ? Oui. C’est cela ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu abandonné ? C’est le début du poème en question. Vous ne trouvez pas cela troublant ?

MARCUS

Il le connaît sûrement par cœur.

FLAVIUS

Nous ne sommes pas à un concours de poésie, ici. S’il a dit cela, ce n’est pas sans raison.

MARCUS

David est mort il y a plus de mille ans, et il connaissait cet homme, et il savait comment il allait mourir.

(Long silence.)

Voix du PREMIER BRIGAND

Si tu es le Sauveur, sauve-toi, et sauve-nous.

MARCUS

Encore leurs blagues à un sesterce !

CLAUDIUS

Qui a dit ça ?

FLAVIUS

Celui de droite.

Voix du DEUXIÈME BRIGAND

Arrête ! Nous payons pour nos crimes, mais lui, il est innocent. Crains Dieu !

(Silence.)

Jésus de Nazareth ! Souviens-toi de moi quand tu seras dans ton règne.

 

 

Voix de JÉSUS

En vérité, en vérité, je te le dis. Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis.

MARCUS

Vous croyez qu’il l’a sauvé ?

CLAUDIUS

Regardez son visage ! Ce n’est plus celui d’un brigand.

FLAVIUS

Il fait nuit.

CLAUDIUS

Où est passé le soleil ?

MARCUS

Ce n’est pas normal tout ça.

CLAUDIUS

Vous entendez ce grondement.

FLAVIUS

C’est l’orage.

MARCUS

Non, c’est un tremblement de terre.

FLAVIUS

Et si la terre s’ouvrait sous nos pieds ?

CLAUDIUS

J’ai peur.

MARCUS

Comment ça ? Vous avez peur ! Des soldats de l’armée romaine ! Mais vous êtes des légionnaires ou des moineaux ?

Hm ! En fait, moi aussi, j’ai peur. J’aimerais mieux être en face de trois cents ostrogoths, n’importe où, ailleurs qu’ici.

Voix de JÉSUS

Tout est accompli.

MARCUS

Il est mort.

CLAUDIUS

Regardez ! Les prêtres arrivent en courant. Ils ont l’air complètement affolés.

MARCUS

La rumeur monte jusqu’ici.

(Ils se taisent pour écouter.)

Il s’est passé quelque chose dans le temple.

FLAVIUS

Quelqu’un a déchiré le voile sacré.

MARCUS

Qu’ils attrapent le gaillard qui a fait ça ! Qu’on le crucifie et qu’on n’en parle plus !

CLAUDIUS

(tendant l’oreille pour écouter)

C’est pire que ça : ils ont vu le rideau se déchirer de haut en bas. Tout seul, ou par une main invisible.

MARCUS

(après une longue réflexion)

Cet homme était vraiment le Fils de Dieu.

CLAUDIUS

Oui…

FLAVIUS

Oui…