ACTE PREMIER

Le bureau de Vrain-Lucas

Scène première

VRAIN-LUCAS (écrivant)

« Ma chère Diane, »

Voyons ! Diane… Diane… Elle prend un N ou deux ? Diane ? Dian-ne ? Bon, tant pis, ce n’est pas bien grave. Mon client ne va pas s’attarder sur ce détail. Pensez donc ! C’est un prof de maths, après tout ! Pas un prof d’histoire !

Reprenons.

« Ma chère Dianne » Deux N.

« Je te remercie de m’avoir écrit et j’espère que chez toi, à Poitiers le temps est meilleur que chez nous, parce qu’ici, Paris vaut bien une messe et la poule au pot ne nourrit pas bien son homme. »

Pas mal, ça ! La poule au pot ! Relisons !

« Ma chère Dianne, »

« Je te remercie… nnnnnnnnnnnnnn… ne nourrit pas bien son homme ! »

Point ! À la ligne !

Voyons ! « Nourrit »… Le verbe « nourrir »… avec un R ou deux ? Nourrir ? Nour-rir ? La langue française est vraiment difficile.

Bon ! Il faut prendre une décision. Avec un R c’est très bien. Pourquoi vouloir tout compliquer ? D’ailleurs mon client n’y verra que du feu. C’est un prof de maths, pas un prof de lettres.

 

« Si je t’écris, c’est pour te dire que dimanche, je voudrais t’inviter à venir voir le nouveau château que j’ai fait construire spécialement pour toi, à Anet-sur -Marne. »

Non, pas sur-Marne ! Anet ! Voyons ! Mon Larousse.

(Consultant le dictionnaire)

« Anet. Eure-et-Loir. 1428 habitants, château de Diane de Poitiers. »

C’est celui-là : Anet, Eure-et-Loir. Alors c’est soit l’un soit l’autre. Allez ! Disons Anet-sur-Loir. D’ailleurs il s’en moque. Il enseigne les mathématiques, pas la géographie.

Continuons. Ah ! La formule de politesse ! C’est toujours le plus difficile.

Bon ! Ils sont amoureux, ils ne s’encombrent pas de formules académiques.

« Je t’embrasse, ma chérie, à bientôt de te revoir dimanche. »

Et voilà !

Signé : « Henri IV ». Voyons ! Quatre en chiffres romains, ou en chiffre arabe ? Comment aurait-il fait, Henri IV ?

Bon ! En chiffre arabe. C’est un mathématicien, mon client, ça devrait lui faire plaisir.

L’enveloppe maintenant. Très important, l’enveloppe. C’est le sérieux de ma profession qui est en jeu. L’enveloppe ! Une enveloppe avec doublure, cela fera notre affaire.

Allons-y !

« Mademoiselle Dianne de Poitiers… »

Évidemment, je n’ai pas son adresse. Allez ! tiens !

« 18, boulevard Voltaire, Poitiers, Haute-Vienne »

Non, Vienne. Non, Haute-Vienne. Non, Vienne.

Et tant pis pour le département ! La poste s’en débrouillera bien. Poitiers tout court.

Voilà encore un petit chef-d’œuvre ! Je suis le génie de l’autographe, à défaut d’être celui de l’orthographe.

Certainement, mon client sera satisfait. On le serait à moins.

(On frappe à la porte.)

D’ailleurs ce doit être lui. Je n’attends personne d’autre.

Entrez.

(Entre Élodie.)

Scène II

VRAIN-LUCAS – ÉLODIE

ÉLODIE

Bonjour papa. Je ne te dérange pas au moins ?

VRAIN-LUCAS

Mais non, ma petite Élodie. Je viens de terminer quelque chose de grandiose.

ÉLODIE

Vraiment ? De quel grand personnage es-tu l’alter ego, ce matin ? Louis XIV ? Shakespeare ? Charlemagne ?

VRAIN-LUCAS

Henri IV.

ÉLODIE

Henri IV ? À la bonne heure ! J’espère que tu ne retournes pas ta veste aussi souvent que lui. Tu m’avais promis de m’inviter au Grand Monarque avec maman. Tu n’as pas changé d’avis au moins ?

 

 

VRAIN-LUCAS

Mais non ! D’autant plus que mon nouveau produit va faire fureur sur le marché. Nous voilà riches !

ÉLODIE

Ah oui ! Encore tes fameux vrais-faux autographes !

VRAIN-LUCAS

Avoue que celui-ci est réussi. Jette un coup d’œil.

ÉLODIE

Mais enfin papa ! Diane ne prend qu’un N !

Boulevard Voltaire ! Comment veux-tu que Diane de Poitiers ait habité boulevard Voltaire ?

VRAIN-LUCAS

Et pourquoi pas boulevard Voltaire ?

ÉLODIE

Et pourquoi pas Place de la République ? J’imagine la réponse de la Julie : Monsieur Henri Quatre. Place de la République, Paris Onzième.

Bon ! Voyons le contenu.

Génial le coup de la poule au pot ! Et nourrir prend deux R.

VRAIN-LUCAS

Bah ! Le prof de maths n’est pas à si peu de choses près.

ÉLODIE

Je voudrais bien t’aider pour l’orthographe et les anachronismes, si tu ne faisais pas des choses aussi malhonnêtes.

VRAIN-LUCAS

Je ne fais rien de malhonnête. Il faut bien se débrouiller pour gagner sa vie. Mais j’accepte ton soutien scolaire pour le français.

 

 

ÉLODIE

Et moi j’aurais bien besoin de ton soutien pour les mathématiques. J’ai un devoir compliqué. On me demande d’expliquer la relation de Chasles.

VRAIN-LUCAS

La relation de Chasles ! On aura tout vu ! Si madame Chasles savait ça ! Quel scandale !

ÉLODIE

Mais non, papa ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ? La relation de Chasles. C’est une nouveauté, cela vient de sortir en boutique. Une invention géniale qui va bouleverser l’algèbre et la géométrie. On ne parle plus que de cela dans les milieux scientifiques.

VRAIN-LUCAS

Et ça parle de quoi ta relation de Chasles ?

ÉLODIE

D’abord ce n’est pas ma relation, puisque c’est Chasles qui l’a pondue.

VRAIN-LUCAS

Et ça sert à quoi ?

ÉLODIE

Justement, je n’y comprends rien du tout. C’est une histoire de ligne droite avec des flèches à chaque bout. Sauf que ça s’appelle un vecteur et que ça roule aussi bien en avant qu’à reculons.

VRAIN-LUCAS

En effet, je ne vais pas pouvoir t’aider. Mais tu tombes bien, je l’attends, Chasles. Il sera ici dans cinq minutes.

ÉLODIE

Mais oui ! Je n’avais jamais fait le rapprochement. La relation de Chasles. Michel Chasles. Ton client.

 

 

VRAIN-LUCAS

Mon meilleur client, et d’ailleurs l’unique. Cent pour cent de mon chiffre d’affaires. Un client qu’il faut soigner, choyer, bichonner, astiquer. Quand il saura que ma fille est férue de mathématiques, et qu’elle se passionne pour la relation de Chasles, mes ventes vont doubler, c’est sûr.

(On frappe à la porte.)

C’est lui. Entrez.

Scène III

VRAIN-LUCAS – ÉLODIE – CHASLES

VRAIN-LUCAS

Mon cher Monsieur Chasles, je vous attendais avec impatience. Comment allez-vous ?

CHASLES

Mais fort bien, et vous-même, cher Monsieur Vrain-Lucas ?

VRAIN-LUCAS

À merveille. Permettez-moi de vous présenter ma fille Élodie, qui sera bientôt agrégée de mathématiques.

ÉLODIE

Oh ! Papa !

CHASLES

Mais c’est la plus belle des disciplines ! Je vous encourage vivement à persévérer dans cette voie, jeune fille.

Dites-moi. Avez-vous quelque chose de nouveau ?

VRAIN-LUCAS

Je vous ai déniché un petit trésor. Vous en serez vraiment très content. Mais avant de vous le dévoiler, je voudrais vous demander un petit service. Ma fille Élodie, que voici, est embarrassée par un petit problème mathématique qu’on lui a posé au collège.

CHASLES

Mais je vous écoute, mon enfant. Ce sera pour moi un plaisir de vous aider.

ÉLODIE

Merci. En fait, il s’agit d’une définition de la fameuse relation de Ch… De votre relation.

CHASLES

Ah oui ! La relation de Ch… Ma relation. Cette merveilleuse découverte qui va révolutionner tout le domaine de l’algèbre et de la géométrie. Quelle avancée dans l’histoire de la science ! Et dire que grâce à moi, Michel Chasles, les collégiens et les lycéens vont enfin découvrir les joies des mathématiques modernes ! Vous verrez, Mademoiselle, sous peu de temps, un boulevard de Chartres portera mon nom.

Mais venons-en au fait. La relation de Chasles, c’est très simple. Vraiment très simple.

Voulez-vous vous munir d’une feuille de papier, d’une règle et d’un crayon ?

(Vrain-Lucas fouille dans ses papiers, lisant.)

VRAIN-LUCAS

« Mon cher Cicéron… »

Non, pas celle-là !

Ah ! Tenez !

CHASLES

Merci. Voilà. Tracez-moi une droite orientée xy. Comme ça. J’ai dit une droite orientée, avec une flèche au bout. Comme vous le savez, la droite est infinie. Infinie. Voilà. Deux 8 couchés.

Sur cette droite xy, placez-moi trois points A, B, C. Très bien ! Combien avez-vous de vecteurs positifs ?

ÉLODIE

Deux.

CHASLES

Trois : AB, BC et AC ; donc AB + BC = AC, ou si vous préférez : AC = AB + BC. Vous me suivez jusqu’ici ?

ÉLODIE

Oui.

CHASLES

Parfait. À partir de ces données, nous pouvons établir les relations suivantes.

AC – BC = AB

AC – AB = BC

AB = AC – BC

BC = AC – AB[1]

Avez-vous compris, mon enfant ?

ÉLODIE

Euh… Oui… Non… Enfin, oui.

CHASLES

C’est excellent.

VRAIN-LUCAS

Merci beaucoup pour toutes vos lumières. Maintenant, ma chérie, si tu veux bien nous laisser entre grandes personnes. Nous devons traiter une affaire importante.

ÉLODIE

Oui, papa. Au revoir, Monsieur.

(Exit Élodie.)

Scène IV

VRAIN-LUCAS – CHASLES

CHASLES

Voyons maintenant cette pièce rare.

VRAIN-LUCAS

Vous ne serez pas déçu, Monsieur Chasles. Je vous apporte un manuscrit tout à fait unique. Vous ne devinerez jamais qui en est l’auteur.

CHASLES

Napoléon ?

VRAIN-LUCAS

Henri IV, le roi Henri en personne. J’ai eu une chance inouïe de pouvoir me procurer un tel document. Mais je ne vais pas vous faire languir plus longtemps. Vous brûlez du désir de le voir et de le toucher.

(Il lui donne l’enveloppe.)

CHASLES

C’est incroyable, comme il a bien résisté aux injures du temps. Il est comme neuf.

(Il lit l’enveloppe.)

« Mademoiselle Dianne de Poitiers »

Avec deux N ! Il n’était pas doué pour l’orthographe.

« 18, boulevard Voltaire ». Tiens ! boulevard Voltaire, comme c’est étrange !

VRAIN-LUCAS

Elle était en avance sur son temps.

CHASLES

N’est-ce pas ?

Mais voyons le contenu.

(Lisant)

« Ma chère Dianne ». Encore avec deux N !

« Je te remercie de m’avoir écrit et j’espère que chez toi, à Poitiers le temps est meilleur que chez nous… »

C’est fabuleux ! Absolument fabuleux !

VRAIN-LUCAS

Je vous avais bien dit que vous seriez conquis.

CHASLES

« Paris vaut bien une messe. » Ah ! C’est tout lui, ça ! C’est tout lui ! Qui donc aurait pu écrire une telle chose, sinon ce bon vieil Henri IV ?

VRAIN-LUCAS

Vous voyez là une preuve irréfutable de l’authenticité de ce manuscrit.

CHASLES

En effet.

VRAIN-LUCAS

Alors, il vous intéresse, cet autographe ?

CHASLES

Et comment ? Votre prix sera le mien.

VRAIN-LUCAS

Étant donné que vous êtes le meilleur et le plus fidèle de tous mes clients, je vous propose un prix d’ami. Disons : 200 000 francs.

CHASLES

Holà ! Bigre ! C’est tout de même un peu cher.

VRAIN-LUCAS

Il les vaut bien, croyez-moi. Outre la valeur intrinsèque de la pièce, il faut aussi inclure les frais de recherches, d’enquête, de fouilles, et puis les déplacements, c’est très cher les déplacements, au prix où est le charbon ces jours-ci.

Tenez ! Vous vous souvenez du dernier autographe que je vous ai vendu ? La lettre de Gengis Khan. Elle nous a vraiment coûté de la sueur. Mes collaborateurs sont allés faire des recherches à Oulan-Bator. Ils l’ont finalement trouvé par hasard, dans un vieux yaourt.

CHASLES

Un vieux yaourt ?

VRAIN-LUCAS

Un vieux yaourt.

CHASLES

Vous voulez dire : « Une vieille yourte ». Les yaourts, c’est en Bulgarie, en Mongolie, on mange des yourtes. Hum… Bon ! J’ai trop travaillé aujourd’hui.

VRAIN-LUCAS

C’est cela même.

CHASLES

Mais la lettre d’Henri IV, vous ne l’avez pas trouvée en Mongolie.

VRAIN-LUCAS

En effet. Elle nous attendait dans la crypte du château d’Anet-sur-Loire. Non. Sur-Marne.

CHASLES

Sur-Eure.

VRAIN-LUCAS

Oui, sur-Eure.

CHASLES

Eh bien ! Puisqu’elle n’a fait que cinquante kilomètres pour venir à Chartres, vous pourriez me faire une ristourne sur les frais de déplacements.

VRAIN-LUCAS

Mais bien entendu, bien entendu. Un excellent client comme vous ! Je vous l’offre pour 199 999 francs et 95 centimes.

CHASLES

Mais c’est parfait. Voilà un prix tout à fait raisonnable. Même pas deux cent mille ! Décidément, avec vous, je fais toujours de bonnes affaires.

 

[1] L’auteur ayant obtenu 0,25 en mathématique, au Baccalauréat, la démonstration se limite à ce point.

 

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